Leur plume oscille entre les envolées intimes d’Alain Bashung et la rage poétique d’Arthur Teboul, voix à moustache de Feu! Chatterton. Leur son de sales gamins rappelle celui des Australiens de King Gizzard and the Lizard Wizard. En Suisse romande, rock is not dead. Le premier disque des gaillards de Chaufau, quatuor lausannois bourré de talent et d’énergie, est tout simplement salutaire.
Le groupe a verni sa galette, intitulée avec facétie «C’est nos vis», le 21 mars dernier lors de Prémices festival, dans un Jumeaux Jazz Club chauffé à blanc et affichant complet. La formation a rallumé ses amplis le 1er mai à Unilive, l’honorable festival de l’Université de Lausanne, devant une foule qui aurait été encore davantage dense et transpirante si la gestion des entrées – près de deux heures d’attente sous un soleil de plomb – avait été plus fluide.
On s’est immiscé en perfecto dans la loge de Chaufau, quelques heures avant son show sur le campus, pour frotter trois fois ce bouillonnant boiler made in Romandie. Surprise! Pas de génie bleu polymorphe avec la prétention d’exaucer tous les vœux en vue, mais quatre joyeux lurons déterminés à partager leur projet avec sincérité: Mathias Muster, claviériste, William Grobet, bassiste, Joris Arlaud, batteur, et Antoine Ducommun, chanteur-guitariste.
Une dessinatrice pour caution rock
On devine assez facilement leurs inspirations tirées du rock progressif des années 1970, mais les vingtenaires vivent également dans leur époque et s’envoient dans les oreilles les décibels de différents groupes plutôt punks. Par exemple les Veveysans de Fomies et les Fribourgeois de Nonante. Les fers de lance d’une scène locale en pleine forme. En témoigne, d’après eux, le Croc’ the Rock, à Etagnières (VD), «le meilleur festoche de tous les temps».
Même si les quatre garçons n’en sont plus très sûrs, c’est probablement au premier rang de cette manifestation à taille humaine qu’ils ont sympathisé avec l’auteure de bandes dessinées Hélène Becquelin. La Vaudoise, véritable figure de la scène rock passée et actuelle, dessine ses coups de cœur musicaux avant de les publier sur ses réseaux. Elle a croqué par deux fois Chaufau en live: d’abord à la salle du Pont Rouge, à Monthey (VS), en janvier, puis au Jumeaux Jazz Club, en mars. Des illustrations que nous reproduisons ici avec sa bénédiction.
«On galère tous»
«Un honneur», aux yeux du groupe qui pèse chacun de ses mots. «Par ses dessins, Hélène arrive à rendre fiers des gens que la société a plutôt tendance à culpabiliser: les musiciens, les chanteurs, les artistes en général, lâche Mathias Muster, le regard vif. On galère tous avec un job alimentaire à côté, on tourne dans des conditions pas toujours évidentes et on se questionne beaucoup.»
Il éclate de rire: «Surtout au fond de notre local rongé par les champignons! Plus sérieusement, on peut parfois se sentir comme un poids. Là, d’un coup, ça donne un coup de boost. On se rappelle pourquoi on fait ce qu’on fait et on se dit que tout cela en vaut la peine.»
Une véritable fierté
Antoine Ducommun, gueule animale et phrasé racé, abonde dans son sens. «Hélène est une véritable caution! Quand tu te pointes dans une salle pour découvrir un groupe que tu ne connais pas et que tu l’aperçois dans la foule, tu sais que tu es au bon endroit. C’est une personne particulièrement curieuse qui connaît le rock, son histoire et ses nuances. Tu peux lui raconter ce que tu veux, tu ne la lui feras pas à l’envers. Impossible de tricher avec elle. C’est donc hyper-valorisant de figurer dans ses carnets.»
Joris Arlaud et William Grobet, les plus sages de la bande, couvrent eux aussi de louanges la native de Saint-Maurice (VS) de 62 ans. «On a l’impression de parler au nom de beaucoup de jeunes du milieu en disant qu’Hélène est un peu notre doyenne, avec tout le respect que cela implique. Tout le monde la trouve trop cool! Ça nous rend fiers d’être dessinés par quelqu’un qui a vu The Cure et pris des pétées devant The Clash. C’est fascinant de discuter avec elle. Elle regorge tellement d’anecdotes sur la musique que toi, t’as juste à fermer ta bouche, à l’écouter et à la relancer deux ou trois fois pour faire durer l’instant le plus longtemps possible.»
Rock around the crise climatique
Hélène Becquelin n’est pas la seule à avoir un faible pour les sonorités électriques de Chaufau. Le single Chien fou a été repéré par les programmateurs de RTS Couleur 3 qui le diffusent régulièrement sur les ondes depuis plusieurs mois maintenant. «Cela nous donne une légitimité, appuie Mathias Muster. On est très reconnaissants de passer sur la radio référence du rock en Suisse romande. On a l’impression de gentiment faire notre place dans un environnement monstre fermé, ça fait du bien.»
Au fait, que raconte leur musique par ailleurs disponible sur les plateformes de streaming? On pense y deviner deux ou trois – menues – angoisses: la crise climatique, la montée du fascisme, les addictions... A-t-on juste? Tous se marrent. «On suggère des choses, mais on n’impose aucune lecture», glisse Antoine Ducommun.
Un album retraçant un voyage temporel
«Le fil rouge de notre album, c’est le voyage temporel de notre personnage fictif, Sentipoli, explique-t-il. Ce dernier aborde certains éléments qui, effectivement, nous correspondent. Au fil des titres, il évolue dans le temps. A certains moments, il observe notre époque et constate que des individus tentent de s’extraire de la majorité, de s’organiser pour faire les choses différemment. Parfois, il est dans le futur, à une période où l’entièreté de notre monde est complètement déglinguée.»
Le quasi-trentenaire, graphiste de formation derrière l’intéressante identité visuelle de Chaufau, enchaîne: «On glisse en cours de route certains de nos traumas. Comme dans la chanson Oubliez-moi, un puissant cri d’alerte, qui évoque, pour moi, les matins où il fallait sortir du duvet et où, rongé par l’anxiété, j’avais juste envie de disparaître. Finalement, peu importe! Tant que chacun s’y retrouve...»
Même si aucun réveil ne sonne, l’heure tourne. Cette fois, ce n’est pas du lit qu’il faut s’extraire, mais des coulisses. Avant de laisser les électrons libres se rafraîchir et se préparer tranquillement à monter sur scène, ont-ils un désir à formuler? «De parvenir à vivre notre rêve de musique, s’exclament-ils. Que ce qui n’est aujourd’hui qu’une passion finisse par nous permettre de vivre.» C’est tout ce qu’on leur souhaite.
Cet article a été publié initialement dans le n°26 de «L'illustré», paru en kiosque le 26 juin 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°26 de «L'illustré», paru en kiosque le 26 juin 2025.