Son foulard noué sur la tête rappelle le rose des magnolias en fleur. L’accessoire, assorti à son chemisier, lui descend sur les reins. Julie Berthollet, l’allure gipsy, porte de grandes boucles d’oreilles argentées. La musicienne, auteure et compositrice franco-suisse de 27 ans est de passage à Lausanne ce samedi 29 mars.
Le duo des sœurs Berthollet, qu’elle compose avec sa cadette Camille, a brillé sur sept albums et les scènes internationales les plus prestigieuses, mais il s’est subitement défait il y a six mois. Non pas à cause d’une mésentente, mais d’un burn-out dont a été victime l’aînée. La digue a cédé le 23 octobre à la fin d’un enregistrement télé. Terrassée par l’épuisement, la violoniste a frôlé l’asphyxie.
Pour la première fois, elle met des mots sur la bataille qu’elle mène contre la maladie mentale, un état dépressif, anorexique et anxieux, accompagné de pulsions autodestructrices. Une instabilité contre laquelle elle lutte depuis l’enfance, qu’elle a réussi à masquer derrière son personnage public. La virtuose fait le point sur les maux qui la rongent, nous révèle ses projets et se confie sur sa conversion à l’islam. Alors que sa sœur poursuit la tournée en solo, une nouvelle vie attend Julie au cœur de laquelle la musique garde une place prépondérante.
Julie Berthollet, comment allez-vous?
Depuis mon burn-out, il y a six mois, je commence à aller un peu mieux. Le 23 octobre dernier, nous enregistrions avec Camille une télé pour M6 (Les Bodin’s en folie, diffusé le 17 février, ndlr). A la fin du morceau, je n’arrivais plus à respirer. J’étais physiquement par terre. Mon esprit m’avait dit d’arrêter depuis longtemps. Cette fois, mon corps me l’ordonnait: «Je ne te laisse plus continuer.» J’ai stoppé la tournée. Camille la poursuit seule désormais. Peut-être qu’un jour nous rejouerons ensemble.
Quelles sont les raisons de cet effondrement?
J’étais surmenée et si fatiguée. J’ai commencé à donner des concerts à l’âge de 12 ans. La charge mentale s’est accumulée pendant quinze ans. J’ai aussi des fragilités psychologiques depuis l’enfance. J’ai fait ma première tentative de suicide à 6 ans. J’ai récidivé en avril 2023, ce qui m’a valu d’être hospitalisée à plusieurs reprises par la suite.
Vous avez été intellectuellement précoce. Que se passait-il dans votre tête de petite fille?
J’ai toujours vécu des hauts ou des bas. Je vais soit très bien, soit pas bien du tout. Je ne connais pas d’état médian. Je suis en train de rechercher si je ne suis pas bipolaire, mais ce n’est pas un diagnostic définitif. Mon haut potentiel a été détecté vers l’âge de 4 ans (statistiquement, il n’y a que 0,001% de la population là où elle se situe sur l’échelle du QI, ndlr). J’ai ressenti une telle souffrance lors de ma première tentative que je me suis dit que le seul moyen pour que ça s’arrête était de m’ouvrir le ventre avec un couteau de cuisine. Ma mère m’a vue et elle a eu l’intelligence de me dire: «Vas-y, fais-le.» Elle savait que si elle m’en avait empêchée je serais passée à l’acte. Sa remarque m’a stoppée. Je suis restée figée, la lame sur le ventre. J’ai fini par la ranger et j’ai refermé le tiroir. En septembre dernier, j’ai failli y passer en mélangeant alcool et médicaments à haute dose. Je voulais mourir. Je n’avais jamais été aussi loin. J’ai été hospitalisée; j’ai dormi trois jours. Ma dernière tentative remonte au mois de février.
Qu’est-ce qui vous pousse à agir ainsi?
La souffrance mentale. Elle est insidieuse, constante, mais ne se voit pas. Les gens n’imaginent pas que vous êtes en train de souffrir, que vous pensez au suicide, que vous avez envie de vous faire du mal. Devoir le masquer empire les choses. J’ai, par ailleurs, une nature addictive. La boisson m’a aidée à supporter la vie en société. De 2022 à 2024, j’ai beaucoup bu. D’abord de la bière, puis une demi-bouteille de vodka par jour vers la fin.
Enfant, avez-vous bénéficié d’un suivi psychologique?
J’ai détesté ça, j’ai donc vite arrêté. Je n’ai repris qu’en 2019. Mon état s’est aggravé pendant le covid. Les diagnostics sont tombés: dépression, trouble anxieux généralisé (TAG) et anorexie. Je restais au lit toute la journée, incapable de me lever pour me doucher, me nourrir, me laver les dents, travailler ou répondre aux appels. Tout cela m’était impossible, sociabiliser également. La pire des choses, c’est de s’entendre dire: «Donne-toi un coup de pied aux fesses, vas-y!» Le TAG fait que je suis anxieuse tout le temps. Je prends des anxiolytiques depuis six ans.
Comment fonctionniez-vous avant les concerts?
J’étais très mal parfois. J’avais des comportements autodestructeurs. A partir de 2023, j’ai essayé de calmer la douleur mentale avec une douleur physique. J’ai près de 300 cicatrices sur le corps. Je pouvais pleurer, être au fond du trou, assise par terre sous la douche, dix minutes avant d’entrer en scène. J’arrivais souriante, je tenais le temps du show puis des dédicaces. Je consacrais encore une heure à l’équipe et je retournais pleurer dans ma chambre d’hôtel. J’ai longtemps eu cette force qui me permettait de faire semblant, mais j’ai fini par la perdre. Je souhaitais être seule, ou avec ma sœur, à pique-niquer sur le lit devant un truc débile à la télé. J’aspirais simplement à la normalité. Je ne voulais plus être ce personnage au sourire figé, maquillé et en grande robe. J’avoue avoir été comblée par les concerts. J’ai eu du bonheur à faire de la musique. C’ est ma raison d’être, mais j’ai dû, aussi, beaucoup faire semblant d’être heureuse quand je ne l’étais pas.
Il y a huit ans, votre maman nous disait: «Si mes filles veulent arrêter, elles arrêtent.» Pourquoi avoir continué?
Personne ne m’a forcée. J’ai pu vivre de ma passion et faire le métier dont je rêvais. C’est moi qui me suis imposé cette pression parce que nous avions entamé une carrière avec Camille. Je me sentais responsable en tant que grande sœur. Elle vient d’avoir 26 ans. J’en aurai 28 le 16 mai.
Comment expliquer votre état anorexique?
C’est un moyen de reprendre le contrôle sur mon corps. J’avais l’impression d’avoir perdu la main sur le reste de ma vie. Tout était régi par d’autres personnes, le label... Et puis, pendant la pandémie, à cause du regard de proches très attachés à leur physique, j’ai développé une obsession pour mon poids. Je le contrôlais en me faisant vomir tous les jours, je pratiquais des heures de sport au quotidien, je m’épuisais. L’anorexie est faite de comportements bizarres. On cuisine pour les autres, on les nourrit, on rajoute du gras, du sucre. Cela vous donne du plaisir par procuration, mais on ne mange pas. On prétexte l’avoir déjà fait, on dit qu’on n’a plus faim. On passe sa main sur son corps pour sentir ses os. On se sent un peu disparaître et c’est rassurant. C’est également un moyen de ne plus être sexualisée; on perd ses règles et ses attributs féminins.
Vous arriviez à le cacher?
La perte de poids se voit mais on assure que tout va bien. J’ai une famille extraordinaire. Ma mère et Camille ont essayé de m’accompagner du mieux qu’elles ont pu, cependant il est très difficile de comprendre l’anorexie si on ne l’a pas vécue. Quand j’ai décidé de commencer à guérir, ma mère est partie faire les courses. J’ai fait une crise de panique à son retour, croyant qu’elle voulait me gaver. Ça induit des comportements excessifs.
Vous dites «quand j’ai décidé de commencer à guérir». Quel a été le déclencheur?
Mon anniversaire. J’ai passé le confinement en Suisse et Camille en France. Le jour de nos retrouvailles, en me prenant dans ses bras, elle a senti mes os et s’est mise à pleurer. Je me suis dit: «Je ne peux pas lui infliger ça.» Sa réaction a déclenché un éclair de lucidité en moi. Comme j’étais en état de malnutrition, mon cerveau fonctionnait au ralenti. On m’a dit: «Soit tu vas à l’hôpital, soit tu te prends en charge et tu remanges.» J’ai dit: «OK.» Si j’ai remonté la pente, c’est aussi grâce à mon médecin.
Le trouble anxieux peut-il s’atténuer?
Oui, sauf que si les anxiolytiques marchent au début on finit par s’y accoutumer. On augmente les doses et ça ne fonctionne plus.
Et la dépression?
C’est un état dans lequel je suis constamment, depuis des années. Je prends d’autres médicaments pour ça. Lors d’un séjour en hôpital psychiatrique, on m’a diagnostiqué un trouble borderline. J’ai un sens des extrêmes exacerbé. C’est aussi ce côté pulsionnel qui m’habite. Je vais parfois tenter de mettre fin à mes jours ou me faire du mal sur une pulsion. C’est dû à une absence de gestion des émotions.
La santé mentale est un sujet majeur. Quel conseil donneriez-vous à ceux qui nous lisent?
Il faut consulter un psychologue. Cela m’a beaucoup aidée. J’ai trouvé la mienne à Paris, où nous vivions avec Camille. On tâtonne au début. La première m’a dit: «Fumez du shit, ça ira mieux.» Une autre m’a conseillé d’acheter ses livres. La psychologue qui me suit m’aide à faire mon propre chemin intellectuel et à comprendre mes fonctionnements cognitifs en restant moi-même.
Maîtrisez-vous mieux vos mécanismes?
Je ne les maîtrise pas, je les comprends mieux. Je me comprends mieux, mais ça ne m’aide pas forcément à aller mieux. Je n’ai pas encore trouvé ce qu’il fallait pour ça. Le fait d’arrêter la tournée m’a permis de faire des progrès.
Qu’est-ce qui vous motive à parler aujourd’hui?
J’étais fatiguée d’être deux personnages à la fois. Ce fardeau de la dissociation m’a décidée à ne plus cacher mon mal-être. Je veux être une seule et même personne en public comme en privé. Aussi, quand je vais bien, c’est pour de vrai. Je suis heureuse parfois. Je connais des moments de bonheur.
Vous communiquez beaucoup sur les réseaux sociaux. Pourquoi risquer de vous exposer à des attaques?
J’ai reçu beaucoup de haine, de menaces et d’insultes, notamment quand j’ai commencé à parler de l’islam, à porter le foulard et que j’ai partagé du contenu lié à la Palestine. Cela m’a valu de perdre un millier de followers sur Instagram. Me montrer telle que je suis me fait du bien. Je ne suis pas là pour plaire à tout le monde et tout le monde ne me plaît pas. Etre le plus lisse et le plus agréable possible aux yeux du public, c’est ce que j’ai essayé de faire une partie de ma vie. Aujourd’hui, ce n’est pas que je veux être désagréable, je veux juste être honnête.
Dans quelle religion avez-vous été élevée?
J’ai grandi dans la religion catholique. J’ai refusé la confirmation à 12 ans, en disant: «Je ne crois pas en Dieu.» J’ai eu une période de rejet de Dieu avant de m’en rapprocher. A 16 ans, en Autriche, j’habitais le quartier turc à Vienne où beaucoup de femmes étaient voilées. Elles vivaient dans mon immeuble, il m’arrivait de faire mes courses avec elles. Je trouvais qu’elles avaient l’air apaisées. Mon cheminement spirituel a duré dix ans. Il n’a rien d’impulsif. Je me suis renseignée, j’ai lu, j’ai réfléchi. Ça aurait pu être une autre religion, mais c’est l’islam qui m’a le plus touchée. Prier cinq fois par jour me recentre. Quand je me pose, j’arrête le flot de mes pensées. J’ai franchi le pas en disant la chahada (témoignage ou attestation, ndlr). «Je témoigne qu’il n’y a pas de dieu en dehors de Dieu et que Mahomet est Son prophète et Son envoyé.» On prononce cette phrase et on est converti.
Où était-ce?
A la Grande Mosquée de Paris, en février 2024, avec une amie musulmane. C’était un moment paisible, très beau. Nous étions dans une petite cour, toutes les deux, seules.
Que dites-vous à ceux qui critiquent votre port du foulard?
Chacun son corps, chacun son choix. Je me bats pour que les femmes en Iran, si elles souhaitent retirer leur voile, puissent le faire et, si elles ont envie de le mettre, le mettent. Je respecte autant une femme en minijupe, décolleté et talons qu’une femme voilée. C’est la liberté que je défends. Je pratique un islam modéré, inspiré du soufisme.
Comment gagnez-vous votre vie et quels sont vos projets?
J’enseigne le violon à Genève, une fois par semaine, à des enfants et à des ados. J’ai commencé à donner des cours à 14 ans. En septembre prochain, j’irai en fac de psychologie à l’Université de Lausanne. Je prépare pour 2026 un album de pop française sur lequel je vais chanter. Je veux pouvoir décider de mes choix artistiques, librement, sans me soucier de rentabilité. J’écris un livre, aussi, que je souhaite publier cette année. Insa Sané, un écrivain et rappeur franco-sénégalais, m’aide à rédiger cette autofiction dans laquelle vont figurer des éléments de ma vie personnelle. Cela me permet de mettre des mots sur mes maux à travers un personnage. C’est une façon de sensibiliser les gens à cette problématique.
Dans un post récent, vous avez écrit un joli message: «C’est la première fois que j’imagine la vie dans mon ventre.»
J’ai toujours dit que je ne voulais pas d’enfant, la responsabilité me paraissait trop grande. Déjà que je n’étais pas capable d’aller bien moi-même... Je ne sais pas si c’est l’horloge biologique, mais l’idée m’effraie moins. Avec mon compagnon, je suis dans une situation stable depuis six mois. Ça aide.
Comment avez-vous partagé avec lui ce que vous dissimuliez à vos proches?
Je me suis dit: «Je vais tout révéler au premier rendez-vous, comme ça, s’il doit fuir, c’est maintenant.» J’ai abordé ma santé mentale avec humour, second degré et sarcasme. Ça l’a fait rire et il est resté.
Et en cas de crise?
Quand j’ai envie de m’automutiler, il me dit: «Tu m’appelles.» On se parle jusqu’à ce que la crise passe. Il ne me juge pas. Il est venu me voir à l’hôpital psychiatrique et ne m’a pas quittée pour autant. Mais je ne veux surtout pas de pitié.
Cet article a été publié initialement dans le n°19 de L'illustré, paru en kiosque le 8 mai 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°19 de L'illustré, paru en kiosque le 8 mai 2025.