La chatte grise cherche sa maîtresse partout. Christiane Brunner est encore présente dans chaque recoin de l’appartement du pied du Jura vaudois où elle vivait depuis deux ans, à côté du logis de son fils et de sa famille.
On entre. Dans le hall de cette ancienne grange, une large photo en noir et blanc montre la femme politique au temps des beaux jours, sa broche-soleil à la boutonnière, entourée par les sourires confiants des socialistes genevoises candidates au Conseil national en 1995, Maria Roth-Bernasconi, Liliane Maury Pasquier, Catherine Caviezel, Véronique Pürro.
Plus loin, dans le séjour, l’air est encore saturé de la fumée des «clopes», son mot, que la syndicaliste n’a à peu près jamais cessé de fumer. Un jeu de cartes désœuvré voisine avec des polars de Mankell, la collection des Jonathan de Cosey, une image de Monique Jacot, la grande photographe qui a beaucoup couvert les luttes ouvrières et féministes.
Pas un bruit, le silence a pris possession de ce lieu où son habitante écoutait la radio à midi, l’émission Forum le soir, puis regardait le 19h30, mais aussi quelques séries délicieusement policières. Au printemps 2024, elle y a suivi toute la campagne et goûté l’acceptation de la 13e rente AVS, une assurance pour laquelle elle s’est battue.
Une des femmes qui ont le plus apporté aux femmes et aux travailleuses et travailleurs de ce pays vivait donc là, loin de la ville de Genève où elle a tout connu, dans une discrétion parfois rompue par la visite de quelques voisines. Dont une nouvelle amie du village, hardie, qui l’a même embarquée d’autorité en fauteuil roulant au cœur de la grève des femmes de 2023, dans les rues de Lausanne. Même si Christiane Brunner s’est d’abord un peu défendue: «Oh, moi je ne vais plus dans les manifs!»
Assise dans le canapé rouge sombre, sa famille attend les questions avec la douceur propre aux moments de deuil, où le temps se suspend. Devant les albums photos que le mari de Christiane, Jean Queloz, tenait avec un soin d’archiviste, ils lâchent un sourire, réveillent un souvenir.
«Elle parlait de tout»
Aurélien, 19 ans, se rappelle le jour, à l’école primaire, où son institutrice de La Sarraz (VD) a réalisé qui il était: «Ma prof a écarquillé les yeux et, à la pause, a foncé à la salle des maîtres: 'Devinez quoi ? J’ai le petit-fils de Christiane Brunner dans ma classe!' J’ai tout à coup compris que ma grand-mère avait été célèbre et l’était encore un peu, apparemment.»
Cette réaction d’enseignante, extraordinairement révélatrice, ressemble sans doute à celle de milliers de femmes suisses reconnaissantes. De celles qui, en observant se battre l’ex-présidente de la FTMH et du Parti socialiste, ont soudain osé parler d’égalité de traitement entre hommes et femmes.
La loi sur l’égalité en 1981, la grève des femmes dix ans plus tard: son fils Alexandre, engagé dans le développement des énergies renouvelables depuis vingt-cinq ans, aujourd’hui membre de la direction d’une société active dans l’hydrogène qu’il a cofondée, a tout vécu de près: «C’est vrai, j’étais engagé, sans être un militant. Elle m’appelait même «mon petit Bodenmann» (Peter Bodenmann, président du Parti socialiste suisse de 1990 à 1997) parce que j’ai plusieurs fois sorti des stratégies qui l’ont surprise.»
Il n’a rien oublié des discussions entre eux: «A la maison, elle parlait de tout, et pas seulement de politique. Comme elle était aussi avocate dans des collectifs de défense, elle nous racontait les cas.»
Se souvient-il de moments de colère, de révolte? «Non, même si elle était une femme qui ne cachait pas ses faiblesses et ses émotions, elle était déterminée. Repartait vers d’autres objectifs. C’est ce qu’elle nous laisse à tous: vouloir bouger les choses, y croire, avoir confiance en soi, faire face à l’adversité même si cela semble insurmontable. Et bosser pour ses objectifs, ses idéaux.»
Hors politique, les souffrances ne l’ont pas épargnée. Un rare syndrome nerveux, dit de Guillain-Barré, pénible à vivre, l’a obligée à prendre congé du Parlement en 2007. Mais le plus dur, sans doute, fut la disparition de son mari à l’été 2021, l’homme sur qui elle a toujours pu compter dans les moments chauds pour la seconder. «Jean faisait tout autour d’elle, avec conviction et bonne humeur. Il a pris une année pour cuisiner autre chose que son filet mignon en croûte, mais il s’y est mis», sourit Alexandre.
A l’époque de la politique, une vraie tribu se coudoyait ainsi dans l’appartement genevois de l’avenue Krieg, empli d’autres enfants élevés ou carrément adoptés. «On faisait confiance à tous, se souvient-il. Il y avait toujours de l’argent dans un porte-monnaie à la cuisine pour les courses. Et des règles: on va acheter à manger, on fait à manger, on fait son ménage, on fait sa vaisselle. J’ai été éduqué dès petit à me débrouiller avec les tâches quotidiennes.»
Christiane Brunner à la campagne
Le décès subit de son mari a bouleversé Christiane Brunner. «Là, elle a sombré, elle avait même abandonné. C’est une des raisons pour lesquelles nous lui avons aménagé cet appartement, près de nous.» Elle, pure citadine de Champel, a d’abord renâclé. Puis elle s’est habituée au calme, aux beaux champs labourés et aux serres dressées quelques centaines de mètres plus haut. Dès qu’il y avait un rayon de soleil, il arrivait à son fils d’empoigner le déambulateur et qu’ils partent en promenade au-dessus de la maison, avec la chatte, à l’orée d’une forêt protégée aux relents de Brocéliande.
Les défaites politiques, elle les a cependant toujours traversées la tête droite. Même sa célèbre non-élection au Conseil fédéral, en mars 1993, ne l’a pas mise à terre. Son fils se rappelle la foule immense devant le palais ce jour-là, pas seulement composée de femmes. Du mécontentement ambiant et d’un UDC venu dire combien il était intolérable de «subir la pression de la meute».
Une politicienne de droite, il pense que c’était la radicale Vreni Spoerry, avait alors rétorqué que «le bas peuple» était souverain en Suisse... Le fils de Christiane Brunner tranche, philosophe: «Ma mère, je crois finalement qu’elle se serait embêtée dans le rôle de conseillère fédérale. Elle s’est rendu compte après coup que sa non-élection a davantage fait bouger les choses. Je pense qu’elle n’a pas regretté le poste.»
Attentive, l’épouse d’Alexandre, la journaliste genevoise d’origine valaisanne Esther Coquoz, ne cache pas combien elle a d’abord été «impressionnée» devant une telle belle-mère. «Puis elle m’a accueillie comme elle accueillait tout le monde, sans chichi. La première fois, c’était pour ses 50 ans. 'Ah, c’est elle!' s’est-elle exclamée en me tendant les bras. Tout en m’enjoignant de faire des enfants: 'Je vous les garderai!'» Christiane Brunner a ô combien tenu sa promesse. Avec son mari, ils ont longtemps roulé chaque mercredi une heure et demie jusqu’à Ferreyres pour s’occuper de leurs petits-fils.
En rose pour Barbie
Le cadet, Jonathan, 16 ans, rend hommage à une virtuose du gratin de pâtes et se réjouit d’avoir pu la redécouvrir pendant ces deux années, avec des moments partagés, des invitations le dimanche. A la campagne, même atteinte dans sa santé, la septuagénaire avait repris un rythme, semblait aller mieux, soutenue par les aides-soignantes du CMS de Cossonay (VD).
Elle était allée voir l’une ou l’autre projection à La Sarraz, s’était même habillée en rose pour assister au film Barbie, qu’on lui avait décrit comme féministe. Fin mars, son dernier grand bonheur a été l’anniversaire de ses 78 ans, à Ferreyres, avec une vingtaine d’amis et de proches. «Je crois qu’elle ne m’a jamais autant remercié de ma vie», lâche son fils. Ils ignoraient que les suites d’une thrombose allaient l’emporter peu après, en quelques jours.
Que leur reste-t-il d’elle, à Esther, Aurélien, Jonathan, Alexandre? Le père se tourne vers ses fils: «Pour vous, l’égalité entre hommes et femmes est une évidence. Pour vous, les discriminations n’existent pas, qu’il s’agisse de minorités sexuelles ou de couleur. Nous n’avons jamais dû insister ou vous briefer là-dessus.»
Jonathan, touchant, confirme: «Quand je comparais avec les grands-mères de mes copains, la mienne avait les avis politiques les plus jeunes, ceux qui sont encore d’actualité.» C’est leur héritage et ils avanceront avec, la chatte grise aussi.
Cet article a été publié initialement dans le n°18 de L'illustré, paru en kiosque le 1er mai 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°18 de L'illustré, paru en kiosque le 1er mai 2025.