Ces derniers mois, les tensions entre la France et l’Algérie se sont cristallisées autour de deux figures polarisantes. Celles de deux écrivains algériens dissidents, honnis par l’Algérie et soutenus par la France: Boualem Sansal et Kamel Daoud. Afin d’avoir le point de vue algérien, qu’on lit rarement sur cette question, Blick a interrogé quatre intellectuels qui vivent entre l’Algérie, la Suisse et la France. De leur point de vue, cette façon qu’a la France de soutenir des dissidents algériens vise à imposer une tutelle symbolique sur l’Algérie, aux tonalités coloniales.
Ligne anti-islam, pro-Israël
Mais d’abord, un peu de contexte. Boualem Sansal, écrivain apprécié en France, grand critique de son pays, a été incarcéré depuis novembre en Algérie. En mars, il a été condamné à 5 ans de prison, après avoir contesté les frontières actuelles de l’Algérie avec le Maroc. La France, y compris Emmanuel Macron, a dénoncé cette condamnation comme une atteinte à la liberté d’expression, appelant à sa libération. Moins politiquement correcte, sa critique de l’islam, et pas seulement de l’islamisme, lui a valu d’être largement relayé par des médias d’extrême droite comme CNews et Frontières (dont il fait partie du comité éditorial). En outre, ses prises de positions favorables à Israël le mettent en porte-à-faux avec l'opinion publique en Algérie.
Goncourt: polémique gênante
Cas similaire, Kamel Daoud est lui aussi connu pour sa critique acerbe du régime algérien, de l’islamisme et même de l’identité algérienne. Encensé en France, admiré d’Emmanuel Macron, et contesté en Algérie, il a reçu le Prix Goncourt 2024 pour son roman Houris, qui critique fortement l’Algérie contemporaine. Dès sa sortie, le livre a fait l’objet d’une polémique gênante: Saâda Arbane, rescapée d’un massacre en Algérie, affirme que l’auteur aurait pillé les détails de sa vie pour en faire le personnage principal de son roman. Son témoignage, hautement crédible, a fait scandale en Algérie mais peu de bruit en France. Par ailleurs, certaines chroniques de Daoud, comme celle sur les agressions de Cologne en 2016, lui ont valu des accusations d’islamophobie. Lui aussi fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par Alger, et se retrouve abondamment relayé par les médias français d’extrême-droite pour sa posture anti-islam et ses propos favorables à Israël.
«Pensée à géométrie variable»
Nous avons recueilli le point de vue critique de penseurs et journalistes algériens, comme Sid Ahmed Hammouche, grand reporter suisso-algérien: «Certains milieux intellectuels français, toujours prompts à donner des leçons, utilisent le cas Sansal comme cheval de Troie pour régler leurs comptes idéologiques avec l’Algérie», nous répond-il.
«Je suis, bien sûr, contre son emprisonnement, poursuit ce natif d’Alger qui a fait ses études à Fribourg et a travaillé des années dans les médias suisses «La Liberté» et Sept.info (qu’il a confondé). Je ne défends pas le régime d’Alger, loin de là. Mais je m’oppose avec la même fermeté à ces intellectuels à géométrie variable: larmoyants pour l’Ukraine, mais sourds et froids devant Gaza; indignés sur commande, aveugles selon le contexte.»
«Faute éthique grave»
Quant à Kamel Daoud, Sid Ahmed Hammouche se dit indigné, mais se sent bien seul: «Voler l’histoire d’une victime, c’est comme l’assassiner une seconde fois. C’est une faute éthique grave, et le silence médiatique français autour de cette femme est tout aussi scandaleux. Elle existe, elle parle, elle pense, elle a un nom. Et on fait comme si elle n’était qu’un détail gênant. C’est violent».
«Complexe du colonisé»
D’autres voix algériennes vont dans ce sens. «En effet nous sommes bien face à une guerre idéologique et culturelle sur fond d’intérêts économiques», estime Tahar Houchi, suisso-algérien, critique de film, fondateur et directeur artistique du Festival International du film oriental de Genève (FIFOG).
Au sujet de Kamel Daoud, Tahar Houchi fait l’analogie avec «la fable de la grenouille et du bœuf». «Le complexe du colonisé a poussé Daoud, lui colonisé, à vouloir boire l’admiration du colonisateur. Est-ce le rôle d’un écrivain d’accompagner un président étranger en visite dans ton pays?» Tahar Houchi fait ici allusion à la visite, en août 2022, de Macron et Daoud à Oran, lors duquel ils ont partagé un dîner privé, suivi d’un déjeuner à l’Élysée à leur retour de voyage.
«Dans le camp français»
«Le cas de Sansal me laisse perplexe, poursuit Tahar Houchi. Doux, adorable, fragile et humain, il joue incontestablement dans le camp français. Il est un bâton que l’on utilise pour taper les siens. Parfois, je pense qu’il n’en est pas conscient, d’autres fois j’ai tendance à croire qu’il est piégé. Dans les deux cas, sa posture n’est pas excusable.»
Tahar Houchi aimerait malgré tout voir plus de rationalité et moins de démagogie dans son pays. «Il y a moyen d’être voltairien tout en étant profondément en paix avec son identité, explique-t-il. Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohamed Did, Assia Djebbar, Nabile Farès sont autant d’écrivains qui se sont revendiqué.e.s d’Homère et de Voltaire et rejeté les archaïsmes de leur société, sans pour autant se renier et chercher absolument l’admiration du colonisateur.»
Parole autonome refusée
Sid Ahmed Hammouche estime que derrière ces affaires, l’Algérie «subit encore une forme de tutelle symbolique française, un regard condescendant, colonial, qui refuse à ce pays une parole autonome, complexe, contradictoire».
Cette idée de désalignement mal accepté par l’Occident, Hicheme Lehmici l'a étudiée en profondeur. Journaliste et analyste géopolitique, il est expert auprès de l'Observatoire géostratégique de Genève. Il nous répond en citant une grande figure du mouvement des non-alignés. «Dans les années 60, le président égyptien Nasser disait que le jour où l’Occident sera content de vous, c’est que vous êtes en train de mener une mauvaise politique pour votre pays, et lorsque l’Occident vous critique et cherche à vous attaquer, cela veut dire que vous êtes dans la bonne direction.»
Refus du désalignement
Pour cet ancien rédacteur de Slate.com, aujourd'hui conférencier et essayiste, il existe un continuum dans la vision coloniale, qui se traduit aujourd’hui par la difficulté de l’Occident d’accepter l’émancipation politique, économique et culturelle des pays du Sud. «Dès qu’un pays [comme l’Algérie] est trop souverain, axé sur le contrôle de ses ressources et de ce qui entre et sort de chez lui culturellement et politiquement, c’est mal accepté par l’Occident, qui cède à un réflexe paternaliste de vouloir garder le contrôle sur les anciennes colonies.»
L'os Palestine et Sahara Occidental
Une figure médiatique algérienne souhaitant s’exprimer sous couvert d’anonymat nous répond qu'il existe un contexte plus large des tensions entre la France et l'Algérie. «Les affaires Sansal et Daoud sont à analyser en lien étroit avec les développements géopolitiques autour de l'Algérie, dont la voix dissidente sur des dossiers tels que la Palestine ou le Sahara Occidental dérange de plus en plus les tenants d'un nouvel ordre mondial basé sur le néocolonialisme et la négation du rôle grandissant du Sud global».
S'agissant de Kamel Daoud, cet interlocuteur estime qu’«après s’être longtemps réfugié derrière son combat contre l'intégrisme», ses écrits ont pris une «tournure radicale» qui trahit «un complexe du colonisé».
Opportunisme d’extrême-droite
Mais elle trahit autre chose également, selon lui. Kamel Daoud, selon lui, joue d’opportunisme car il «sait parfaitement où se situe le curseur politique en France actuellement, c'est à dire à l'extrême droite». En acceptant de jouer le jeu de la prochaine présidentielle en France, il «instrumentalise des questions telles que l'appartenance à deux cultures, et participe d'une volonté de scinder la communauté algérienne en France en deux catégories: les bons et les mauvais 'arabes'».
Torpiller la relation d’égal à égal
Cet interlocuteur se montre également sévère vis-à-vis de Sansal: «Personne en Algérie n'est dupe de son animosité envers le pays. Il sert les intérêts d'une certaine France nostalgique qui ne supporte pas de voir l'Algérie voler de ses propres ailes. Donc oui, Sansal et Daoud sont les révélateurs de velléités de torpiller toute tentative d'inscrire les relations entre l'Algérie et la France dans une nouvelle dynamique, d'égal à égal et tournée vers l'avenir».
Au final, cet Algérien, lui-même un bi-culturel ayant étudié en France, et qui incarne cette nouvelle Algérie assoiffée d’autonomie, voit dans ces affaires le refus occidental du désalignement de l’Algérie, «quitte à user de différents subterfuges». De par ses choix à dépendre économiquement d'elle-même, «l'Algérie représente un axe à combattre», conclut-il.