Rencontre avec Thomas Lécuyer
Le cancer marque le premier jour du reste de sa vie

A 47 ans, Thomas Lécuyer, journaliste et entrepreneur culturel vaudois, a découvert qu’il était atteint d’un cancer du poumon de stade 4. Témoignage entre peur de la mort, amour des siens et espoir de guérison, de ce sportif, non-fumeur et père de famille.
Publié: 10.07.2025 à 15:51 heures
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Thomas Lécuyer vit dans le nouvel écoquartier des Plaines-du-Loup, à Lausanne, avec sa famille.
Photo: François Wavre | Lundi13
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Antoine Hürlimann
L'Illustré

Ses yeux brillent comme ceux d’un enfant lorsqu’il vous fixe sans se dérober. Visage poupin, coiffure et look soignés. Thomas Lécuyer, 47 ans, a la douceur et la pudeur de ceux qui ont beaucoup souffert. Ce journaliste culturel, programmateur de spectacles, DJ et spécialiste en storytelling sait se raconter. 

Mais le Français installé en Suisse depuis une vingtaine d’années n’est pas du genre à enrober ses phrases d’un pathos dégoulinant. Qu’importent les épreuves: le père de trois enfants reste digne et, surtout, sur le ton de l’humour. Même lorsqu’il aborde son cancer du poumon de stade 4 – le plus avancé – découvert en début d’année.

Un lien spécial avec la maladie

A l’entendre, cet entrepreneur hyperactif entretient un lien fort, presque amical, avec sa maladie. Il l’avait d’ailleurs prophétisée dans une critique du film de Bertrand Blier «Le bruit des glaçons», publiée il y a quinze ans dans une revue parisienne. Ses mots d’alors: «Mon cancer s’appellera Albert. On s’entendra bien tous les deux.» Une relation intime que celui qui a par ailleurs cofondé avec Vincent Delsupexhe le Blues Rules, à Crissier (VD), et feu le Lido, à Lausanne, a accepté de partager. 

Nous l’avons suivi durant plusieurs semaines. Un puissant chemin de vie qui nous a amenés dans les studios de M Le Média, le média romand lancé par Philippe Morax en 2022 qui vient d’annoncer douloureusement la fin de ses activités, sur la scène du vénérable festival aux notes bleues ainsi que dans son appartement situé dans le nouvel écoquartier des Plaines-du-Loup de la capitale vaudoise.

«Après mon cancer, voilà que je perds mon job de coordinateur d’antenne chez Morax», glisse Thomas Lécuyer en nous ouvrant sa porte, ce mercredi 25 juin. Il souffle: «En tout cas, on ne pourra pas dire que cette année m’aura épargné...» Son grand sourire et son t-shirt «Stop Making Sense», du nom de la captation d’un concert du groupe américain de rock Talking Heads qu’on pourrait traduire en français par «Cessons de chercher du sens», permet de dédramatiser. 

Thomas Lécuyer, sur le plateau de M Le Média, peu avant que le média romand incarné par Philippe Morax n'annonce la fin de ses activités.

«J’ai appris, en commençant l’acuponcture, que le poumon était associé à la tristesse en médecine chinoise. Je vois ce qu’il m’arrive comme l’occasion d’arrêter de ruminer certaines choses du passé, de me libérer du poids des projections et de m’ancrer dans l’instant présent. Lorsqu’on m’a recouvert d’aiguilles pour la première fois, cela a ouvert les vannes: j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Il était visiblement temps.»

Un cancer... surprise

A ses côtés, dans son salon, son épouse, Raphaëlle, et leurs deux enfants, Joséphine, 14 ans, et Robin, 10 ans – il a en outre une fille de 28 ans, Marion, d’une précédente relation, qui vit dans l’Hexagone. La famille est unie dans la tendresse et le montre avec émotion. Tout le monde prend la pose. Une fois les flashs remballés, on s’installe sur le balcon pour savourer une limonade maison et poursuivre la discussion.

«Tout commence le 7 février, amorce-t-il. Je dois bien reconnaître que je suis un peu hypocondriaque. Mais ce jour-là, je crois vraiment avoir un malaise cardiaque. Subitement, je me sens mal. J’ai des lancées dans le dos et la poitrine. J’appelle le 144, les ambulanciers arrivent rapidement. Comme mon cœur ne montre aucune défaillance, ils pensent à une crise de panique. Ils m’amènent quand même au CHUV pour un contrôle, non sans m’avertir que si je n’ai rien, le trajet sera pour ma pomme.»

«
J’ai l’impression d’avoir été mordu par un zombie et de me trouver dans l’attente d’être transformé
Thomas Lécuyer
»

Le noctambule qui a porté le festival La Belle Nuit main dans la main avec le patron du D! Club, Thierry Wegmüller, aurait assurément préféré devoir débourser quelques centaines de francs. «L’urgentiste qui me prend en charge entend qu’il y a du liquide dans mes poumons, reprend-il. Elle m’envoie faire des radios. Une masse est clairement visible. Je passe six ou sept heures aux urgences, je fais un scanner et on m’apprend qu’il s’agit d’une tumeur. Le vrai choc intervient un mois plus tard, le 9 mars. Après des examens, des biopsies et un PET scan, le diagnostic final tombe. Avec lui, je me prends un Cervin dans la gueule. Je m’inscris dans la foulée à Exit.»

«Je ne me sens pas malade»

Sportif, le quadragénaire ne fume pas et a une bonne hygiène de vie. N’importe qui, à sa place, vomirait son sentiment d’injustice. Mais pas notre cinéphile, également programmateur des événements aux Rencontres 7e art Lausanne. «Plus jeune, quand j’envisageais la possibilité d’avoir un cancer, je me disais que je me foutrais en l’air, lance-t-il. C’est néanmoins tout l’inverse qui se passe. Il y a des hauts et des bas, des gros moments de doute, mais je suis porté par une envie de vivre plus forte que tout le reste. Ce qui est particulièrement étonnant, c’est que je ne me sens pas malade. J’ai l’impression d’avoir été mordu par un zombie et de me trouver dans l’attente d’être transformé.»

Thomas Lécuyer partage son chemin de vie sur ses réseaux sociaux. Ici, un selfie en souvenir d'une hospitalisation au CHUV d'une semaine.

Ne tournons pas autour du pot. Ses jours sont-ils comptés? «N’est-ce pas notre réalité à tous? Je refuse d’être une statistique.» Il enchaîne: «Mon cancer, causé par une mutation génétique, est hyper-rare. J’ai eu la chance d’être la 13e personne à bénéficier d’un protocole expérimental mis en place par le CHUV, puis de pouvoir prendre un nouveau médicament récemment mis sur le marché. A la suite de deux mois de traitement – deux pilules le matin et deux le soir –, ma tumeur qui faisait plusieurs centimètres a été réduite à une poignée de millimètres. Un résultat spectaculaire et totalement inespéré qui me place dans les 10% des cas qui réagissent le mieux!» 

Il porte son verre à ses lèvres et marque une courte pause. «Pour le moment, la médecine ne peut pas me guérir, c’est un fait. Mais elle peut essayer de me faire vivre le mieux et le plus longtemps possible. Est-ce que cela sera un an? Cinq ans? Dix ans? Trente ans? Je n’en sais rien. Je peux mourir demain, comme n’importe qui. Je vais profiter d’un été tranquille en famille. Pour la suite, nous verrons les résultats de mon prochain scanner à la rentrée.»

Trouver sa place

Très philosophe et visiblement dans l’acceptation de sa situation, il s’apprête néanmoins à entamer une psychothérapie assistée par psychédéliques pour surmonter sa peur de la mort. «Par moments, j’angoisse beaucoup, confie-t-il. Je ressens aussi de la culpabilité à l’idée de ne pas pouvoir vivre suffisamment longtemps pour accompagner mes enfants qui sont encore jeunes. Avec ma femme, nous essayons de faire au mieux. On leur parle de la façon la plus transparente qui soit, étape par étape. Nous traversons la tempête ensemble.» 

Une épreuve qui ramène inévitablement à sa propre enfance ce papa poule qui, comme pour signifier d’entrée la complexité de sa construction identitaire, se qualifie avec facétie de «Breton né à Toulouse». «Encore aujourd’hui, hormis au sein de la famille que je me suis créée, j’ai l’impression de ne pas avoir trouvé ma place, appuie-t-il. Mes parents ont divorcé quand j’avais 4 ans. Ma mère est très gentille, mais complètement défaillante. C’est moi qui m’occupe d’elle depuis que je suis petit. Je l’ai toujours connue dépressive. Mon père, quant à lui, était absent. Il a eu une vie assez mystérieuse et rock’n’roll, qui l’a emmené de Paris aux Caraïbes. Jusqu’à son suicide à l’âge 44 ans.»

«
Aujourd’hui, au moment précis où nous parlons, tout va bien. Rien d’autre ne compte
Thomas Lécuyer
»

Thomas Lécuyer subit cette absence et les coups du second mari de sa mère, un soldat de carrière aussi colérique que brutal. «Je suis parti en pension à l’âge de 15 ans dans un lycée militaire de Grenoble, où j’ai passé mon bac. J’ai ensuite atterri à Lyon, où j’ai dû vivre par mes propres moyens dès mes 18 ans. J’ai bossé dans des bars, fait de la radio associative et j’ai rencontré Jean-Marie Boursicot, qui a fondé un événement qui s’appelle La Nuit des Publivores. Il a une grande cinémathèque dans le domaine du film publicitaire, qu’il a déplacée de Paris à Porrentruy (JU), en 2006. Je suis tombé assez fan de ce type et il m’a pris sous son aile. J’ai tourné partout dans le monde grâce à cette manifestation annuelle, c’est comme cela que je suis arrivé en Suisse.»

Eternel outsider

Baroudeur, courageux, déterminé, cabossé... L’Helvète d’adoption a énormément transpiré pour s’élever. Le succès de son agence Kane, en hommage au premier long métrage d’Orson Welles, «Citizen Kane», sorti en 1941, démontre sa capacité à ne jamais baisser les bras. 

«J’ai construit tout cela par accident, commente-t-il avec humilité. En réalité, je suis touche-à-tout, car je n’ai pas réussi à me poser professionnellement. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je suis un éternel outsider et c’est parfois un peu pesant. Ce qui m’arrive me fait néanmoins comprendre que là n’est pas l’essentiel. J’ai une femme merveilleuse, des enfants sublimes, un logement confortable… J’ai eu peur toute ma vie par anticipation. C’est- à-dire avant que les choses ne se produisent, qu’elles se produisent ou pas d’ailleurs. C’est idiot quand on y pense, non? Aujourd’hui, au moment précis où nous parlons, tout va bien. Rien d’autre ne compte.»

Une bouleversante et sensible invitation à vivre l’instant présent, en parfaite résonance avec le message intemporel du poète romain Horace: Carpe diem.

Un article de «L'illustré» n°27

Cet article a été publié initialement dans le n°27 de «L'illustré», paru en kiosque le 3 juillet 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°27 de «L'illustré», paru en kiosque le 3 juillet 2025.

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