Lundi matin, 9h45. Nous sommes au siège principal de la Banque nationale (BNS), à Zurich, dans la salle de conférences. Le président de la haute instance monétaire, Thomas Jordan, a accepté d’accueillir Blick, ainsi que sept de ses fidèles lecteurs, pour parler du franc suisse, des paiements sans espèces, des investissements respectueux du climat, et bien plus encore.
Parmi une cinquantaine de candidats, Beat Walmer, Reto Blumer, Thyda Hausheer, Florence Iff, Philippe Schibli, Noel Baumann et Vera Briner ont été sélectionnés comme représentants de la population pour prendre part à ce débat citoyen inédit.
Thomas Jordan est un homme courtois. Alors que nous venons de passer le pas de la porte en compagnie de nos participants, il se dit heureux de nous voir. Et au chef de la trésorerie nationale d’ajouter: «Mon service de communication m’a conseillé de me préparer mieux encore à cet entretien qu’à une conférence de presse sur la politique monétaire (rires).» Beat Walmer est le premier à se lancer. On l’écoute.
Faut-il sauver les obligations?
Beat Walmer: La BNS a fait du bon travail par le passé. Elle a par exemple fait preuve de courage en supprimant le taux plancher et en relevant ses taux directeurs. Ce qui m’inquiète, aujourd’hui, ce sont les obligations, qui perdent de la valeur lorsque les taux d’intérêt augmentent. Quelles mesures la BNS a-t-elle prises pour se prémunir contre des pertes imminentes dans son portefeuille de placements?
Thomas Jordan: Nous ne pouvons guère nous prémunir contre ce genre de pertes sur nos placements. La Banque nationale ayant surtout pour mission de veiller à la stabilité des prix, notre politique de placement est au service de la politique monétaire. Les rendements de nos actifs suivent donc ceux des marchés de placement internationaux. Mais, rassurez-vous, comme nous n’avons distribué qu’une partie de nos bénéfices pendant des années, nous avons pu constituer des réserves assez importantes, qui nous aident beaucoup aujourd’hui.
La BNS peut-elle aider les petits entrepreneurs?
Reto Blumer: Je suis un entrepreneur indépendant depuis douze ans. Et je constate régulièrement que les grandes entreprises sont avantagées en matière de financements. Il y a deux ans, l’un de mes concurrents en Allemagne a par exemple pu emprunter un milliard sur le marché des capitaux de son pays, ne payant que très peu d’intérêts. Que fait la BNS pour les petites entreprises en Suisse?
Thomas Jordan: J’ai beaucoup de respect pour toutes les personnes qui doivent veiller chaque jour à la survie de leur entreprise. Les petites et moyennes entreprises sont importantes, car nous avons besoin de diversité dans l’économie. Ce que fait la BNS, par définition, c’est maintenir la stabilité des prix grâce à une bonne politique monétaire — et cela profite à tout le monde. Toutefois, ce n’est pas à nous d’encourager spécifiquement certaines branches ou certains types d’entreprises. Ça, c’est plutôt le travail des politiciens.
Reto Blumer: J’aimerais tout de même vous exposer une idée qui aiderait beaucoup les petits entrepreneurs comme moi. Imaginez un système où les PME présentent des chiffres clés aux banques. Si ces chiffres sont assez solides, elles obtiennent des crédits avec un taux d’intérêt de 2,5% à 3%, au lieu des 7% qui pèsent aujourd’hui…
Thomas Jordan: Je comprends votre position. Mais l’octroi de crédits aux entreprises n’est pas la tâche de la BNS, c’est celle des banques commerciales. En revanche, lors de la pandémie, la Banque nationale a participé au financement des crédits spéciaux Covid, et a aidé à surmonter la crise.
Une inflation sous contrôle?
Thyda Hausheer: Comment se fait-il que l’inflation soit actuellement plus faible en Suisse que dans d’autres pays sur le continent?
Thomas Jordan: La stabilité des prix est notre mission principale. Et nous perpétuons cette stabilité de manière assez conservatrice, si j’ose dire, avec une inflation maximale que nous tenons à maintenir en dessous des 2%. Sur ce point, nous sommes donc un peu plus stricts que nos voisins. En ce moment, l’inflation est trop élevée chez nous aussi, et nous faisons tout pour la ramener à la norme. C’est évidemment lorsque les prix sont stables que l’économie fonctionne le mieux. La stabilité des prix est également très importante pour la cohésion sociale. Les ménages à faible revenu, ou les personnes qui perçoivent une rente fixe, par exemple, sont particulièrement vulnérables à la hausse des prix.
Les placements de la BNS sont-ils durables?
Florence Iff: Qu’avez-vous entrepris pour rendre votre politique de placement plus durable?
Tomas Jordan: Le thème de la durabilité nous préoccupe beaucoup — tant en ce qui concerne notre mission que notre fonctionnement. Mais la BNS ne dispose pas d’outils pour lutter directement contre le réchauffement climatique. De telles mesures doivent venir de la politique. Nous avons toutefois, depuis longtemps, des critères d’exclusion stricts pour nos investissements. Nous n’investissons par exemple pas dans les entreprises qui violent les droits de l’homme, qui fabriquent des armes proscrites ou qui détruisent l’environnement. Cela inclut également les entreprises qui exploitent le charbon pour la production d’énergie, ou qui mettent en danger la biodiversité.
Florence Iff: Vous êtes pourtant actionnaire d’Exxon et de Shell, deux groupes pas vraiment verts. Vous participez à leurs assemblées générales, et vous y avez votre mot à dire. Comment est-ce compatible avec un engagement pour plus de durabilité?
Thomas Jordan: La bonne gouvernance des entreprises est pour nous une préoccupation majeure. Notre portefeuille doit servir à atteindre nos objectifs de politique monétaire avant tout. Nous n’investissons pas dans des entreprises parce que nous les apprécions ou les trouvons moralement irréprochables. Nos placements doivent être aussi diversifiés que possible, et facilement négociables. Pour assurer la stabilité des prix en Suisse, nous avons besoin de tels investissements, qui peuvent nous permettre d’étendre rapidement notre bilan, mais aussi le réduire, selon la situation.
Vera Briner: Vous soutenez toujours des entreprises qui détruisent la planète. Pourquoi ne pas simplement renoncer à investir dans le pétrole et le gaz?
Thomas Jordan: Il y a dix ans, la part d’énergies fossiles présentes dans notre portefeuille était supérieure à 12%. Cette part a ensuite baissé à 3%, avant d’augmenter à nouveau récemment, en raison des prix élevés de l’énergie. Mais, parallèlement, nous investissons aussi de plus en plus dans des obligations vertes. Notre portefeuille reflète ainsi l’évolution de la structure économique. La réalité est que le pétrole et le gaz sont encore largement utilisés en Suisse. Nous n’avons donc aucune raison d’exclure purement et simplement ce secteur de nos placements.
Pourquoi disséminer nos réserves?
Philippe Schibli: Des réserves de fonds publics sont constituées un peu partout, en Suisse. Dans les caisses de l’AVS, dans celles des pensions, et même au Service des automobiles. Pourquoi ce phénomène de dissémination est-il apparu, au cours des quinze dernières années?
Thomas Jordan: Les réserves de la BNS ont à nouveau fortement diminué l’année dernière. Fin 2021, nous avions environ 200 milliards de fonds propres. Il ne nous en reste qu’un peu plus de 65 milliards. Ces réserves disséminées, assez importantes, ont contribué à amortir la perte de l’année dernière par exemple. En principe, c’était donc une idée judicieuse. Cela évite aussi à l’État de s’endetter — ce que nous savons tous être néfaste.
SOS prévoyance vieillesse?
Noel Baumann: En tant que représentant de la jeune génération, je me demande comment la BNS pourrait contribuer au financement de la prévoyance vieillesse. On sait que ça s’annonce assez mal pour les jeunes d’aujourd’hui.
Thomas Jordan: La cohésion sociale est extrêmement importante, et nous devons en prendre soin. En Suisse, nous avons un bon système de formation, des partenariats sociaux qui fonctionnent, un niveau de salaire élevé et un faible taux de chômage. La plus grande contribution que la BNS puisse apporter à la société est une bonne politique monétaire, car des prix stables bénéficient à absolument tout le monde. Notre champ d’activité a toutefois des limites très claires. Lier le financement de l’AVS aux bénéfices espérés de la BNS serait par exemple dangereux. Au fil du temps, cela pourrait menacer l’indépendance de la BNS, et conduire à une mauvaise politique monétaire.
L’argent liquide va-t-il disparaître?
Tyda Hausheer: Y aura-t-il une récession, cette année?
Thomas Jordan: Nous nous attendons à un ralentissement de la croissance cette année, mais pas à une récession, non. L’année dernière, nous avons tout de même connu une croissance de 2%.
Noel Baumann: Comment la BNS se prépare-t-elle à la disparition, assez prévisible, de l’argent liquide au profit des monnaies numériques? Son rôle de gardienne du trésor de l’État est-il ainsi menacé?
Jordan: Je ne crains pas que la BNS perde de son importance. Les salaires et les crédits sont toujours payés en francs suisses, les prix sont affichés en francs suisses. Notre franc est la monnaie la plus solide du monde. Tant que cela reste ainsi, nous pouvons être rassurés sur le fait que notre politique monétaire est efficace. Je peux toutefois imaginer que, à l’avenir, beaucoup de nouveaux instruments financiers basés sur les technologies blockchain seront émis. Et cela peut présenter des avantages.
Noel Baumann: La BNS compte-t-elle un jour émettre sa propre monnaie numérique?
Thomas Jordan: Nous faisons actuellement beaucoup d’expériences dans ce domaine, mais nous sommes encore sceptiques quant à savoir si c’est vraiment une bonne solution pour le grand public. En Suisse, il existe déjà pas mal de possibilités de paiement sans espèces, avec l’e-banking, les cartes de crédit et de débit, ou encore Twint.
Noel Baumann: L’argent liquide va-t-il disparaître?
Thomas Jordan: Je suis un grand fan de l’argent liquide. La Banque nationale a pour mission d’assurer l’approvisionnement en espèces. Rien n’indique que l’argent liquide va disparaître en Suisse. Car les gens l’apprécient. Mais si vous voulez que l’argent liquide subsiste, c’est vraiment important de continuer à l’utiliser.
Vera Biner: Pourtant, de Zurich à Genève, il y a des enseignes commerciales qui n’acceptent déjà plus d’argent liquide.
Thomas Jordan: Ma femme et moi sommes allés nous promener, le 1er août. Nous avons rencontré des écolières qui vendaient des écus d’or sur notre chemin. Pour une fois, nous n’avions pas d’argent liquide sur nous justement. Les jeunes nous ont alors rétorqué: «pas de problème», avant de sortir leur QR code Twint. C’est impressionant!
Florence Iff: Sauf qu’un sans-abri, par exemple, n’aura pas forcément Twint…
Thomas Jordan: Vous avez raison. Un chauffeur de taxi en Suède, où le trafic d’argent liquide a fortement diminué, m’a récemment dit que le paiement sans argent liquide était une bonne chose. Sauf que plus personne ne donnait de pourboire.
Quand la BNS perd, les contribuables perdent?
Philippe Schibli: J’ai peut-être 500 euros en liquide chez moi. La BNS en possède, elle, plusieurs milliards. N’est-il pas très dangereux que les euros perdent massivement de leur valeur, en raison du taux de change?
Thomas Jordan: Nous avons effectué des interventions sur le marché des taux de changes, pour remplir notre mission. Depuis 2007, nous vivons une crise après l’autre. Cela a conduit au problème du franc trop fort. Par notre politique, nous avons contribué à surmonter ces crises et notre bilan est passé de 100 à 1000 milliards. Aujourd’hui, il est à nouveau un peu plus petit. Sans notre intervention, la stabilité des prix aurait été en danger, la déflation et un chômage plus élevé auraient peut-être sévi.
Reto Blumer: Ma fille et mon fils, âgés de 9 ans et de 6 ans, m’ont récemment demandé: «Papa, notre monde existera-t-il encore dans quelques années malgré la guerre en Ukraine?». C’est un peu radical, mais une question se pose effectivement. À savoir pourquoi la BNS achète-t-elle des obligations à des États en guerre?
Thomas Jordan: Nous n’achetons pas des obligations pour soutenir certains États en conflit, et encore moins pour financer des guerres, mais parce que c’est nécessaire pour la politique monétaire. La majeure partie de nos obligations d’État achetées l’ont par ailleurs été en euros et en dollars. Car ce sont les principales monnaies, dans le monde.
Thyda Hausheer: La perte de 132 milliards de francs subie par la BNS l’année dernière, ça signifie quoi pour les contribuables?
Thomas Jordan: Ça veut dire que nous ne pouvons pas distribuer de bénéfices aux cantons et à la Confédération cette année. Les pouvoirs publics ont donc moins de recettes. Chaque canton, et la Confédération, doivent décider eux-mêmes comment gérer cette situation. Nous ne pouvons que rappeler sans cesse que nos contributions ne sont jamais garanties.