C’est la réponse de la bergère au berger. Ou plutôt des bergères. Quand Charlotte Monnier, Diane*, Léa*, Emilie* et Maud* découvrent l’interview donnée au quotidien «Le Temps» par le metteur en scène Dorian Rossel, le 23 octobre 2024, leur sang ne fait qu’un tour. «Il se présente comme une victime, invoque l’incident isolé. Mais ce n’est pas vrai! fulmine Charlotte Monnier, au téléphone. Ces avances lourdes et ce harcèlement sur Facebook se sont produits avec d’autres femmes aussi. J’en suis la preuve.»
Pour rappel, la nomination de Dorian Rossel à la direction du Théâtre du Jura, puis sa mise à l’écart sur fond d’accusations de harcèlement sexuel début septembre, avait provoqué un cataclysme dans le petit monde du théâtre romand.
Deux baisers forcés
À l’origine de l’affaire, révélée le 6 septembre 2024 par «Le Temps» et la «Tribune de Genève», deux baisers forcés, dont un avec la langue, survenus le 23 décembre 2020 entre Dorian Rossel (45 ans au moment des faits) et Maud*, une élève de l’Ecole Serge Martin (30 ans à l’époque). Avec, en toile de fond, une relation de pouvoir asymétrique entre un metteur en scène reconnu en Suisse et à l’étranger, dont la compagnie touche d’importantes subventions publiques, et une comédienne à peine sortie de l’école, sans aucune expérience professionnelle.
«Je me trouvais tout en bas de la pyramide. Lui au sommet. Il connaissait tout le monde. Je ne connaissais personne, résume Maud, que Blick a rencontrée. Je m’étais tant battue pour devenir comédienne que je n’allais pas me tirer une balle dans le pied en portant plainte avant même d’avoir commencé ma carrière.»
Maud se confie à ses proches. L’affaire finit par s’ébruiter. Deux ans après les faits, des élèves ayant eu vent du comportement du metteur en scène avec Maud refusent de collaborer avec lui. Les collectivités publiques, dont la Ville et le Canton de Genève, ainsi que les villes de Lausanne et de Meyrin, qui subventionnent la compagnie de Dorian Rossel, Super Trop Top! (STT) à hauteur de 260’000 francs par année, sont mises au parfum. Un audit indépendant est commandé par STT. Après enquête auprès des proches collaborateurs du directeur artistique, l’organe mandaté relève qu’il y a bien eu harcèlement sexuel en vertu de la loi sur l’égalité, mais évoque un cas unique et isolé.
En mai 2024, deux affiches du spectacle, mis en scène par Dorian Rossel et son épouse Delphine Lanza, sont taguées d’insultes à Carouge. Le metteur en scène dépose plainte. En juin, il est nommé à la direction du Théâtre du Jura, à Delémont. En septembre, coup de théâtre! La fondation de l’institution jurassienne annonce dans un communiqué que Dorian Rossel renonce à son poste «d’un commun accord» avec le conseil de fondation et que celui-ci fait l’objet d’une «campagne d’attaques personnelles» menée notamment au moyen de «courriers anonymes». Fin de l’histoire? Pas vraiment…
L’interview qui met le feu aux poudres
Le metteur en scène donne une interview au «Temps» le 23 octobre 2024. Dans un exercice de communication très maîtrisé, aiguillé selon nos informations par une agence de communication de crise, il s’explique, fait son mea culpa et reconnaît que «l’audit conclut à un acte déplorable, mais isolé, qu’il faut rapporter à vingt ans d’exemplarité dans la compagnie». Dorian Rossel publie dans la foulée cet entretien sur sa page Facebook. Mal lui en a pris.
Deux premières comédiennes sortent du bois, Charlotte Monnier et Diane* qui commentent sous la publication du directeur artistique – des interventions rapidement effacées, mais relayées sur la page instagram du collectif #MeTooThéâtre où on peut notamment lire le témoignage de trois femmes qui affirment avoir reçu des poèmes sur Facebook du metteur en scène alors qu’elles ne le connaissaient pas. Des éléments confirmés par de nombreuses comédiennes qui nous ont fait parvenir des captures d’écran de ces poèmes.
Charlotte Monnier et Diane seront rejointes par d’autres artistes avec qui Blick a pu s’entretenir. Dans un milieu à la compétition féroce et où les relations de pouvoir conditionnent l’employabilité, la peur d’être blacklistée est forte. Ces femmes ont toutes requis l’anonymat. Sauf Charlotte Monnier.
Charlotte Monnier
Son chemin croise celui de Dorian Rossel, en juillet 2019, au Festival d’Avignon. Elle présente son «seule en scène» et fait la connaissance du metteur en scène. Il l’invite quelques jours plus tard dans des bains thermaux en Suisse romande «pour décompresser». A la suite de ce rendez-vous, Charlotte Monnier décide d’en rester là. Pas Dorian Rossel, qui se montre insistant. «Il a commencé à m’écrire, encore et encore sur Facebook. Je lui ai demandé d’arrêter deux fois. Il a continué…», raconte la comédienne.
Un soir d’octobre, Charlotte prend un verre avec Marc* à Paris, comédien lausannois lui aussi. «Je reçois un nouveau message de Dorian. Je fais part de ma lassitude à mon ami, de ce que je considère comme du harcèlement, et il me dit: ‘Tu sais, tu n’es pas la première à qui cela arrive, tu n’arriveras à t’en dépêtrer qu’en brandissant le spectre de la menace’.»
Charlotte écrit alors un lapidaire: «Dorian, si tu ne me lâches pas, je balance ces captures d’écran à ta femme.» Le metteur en scène cesse donc tout contact et lui demande d’effacer cette conversation.
L’affaire aurait pu en rester là. Mais l’histoire du «baiser volé» et le traitement médiatique de ce dernier ont convaincu Charlotte de parler. «Si on continue de se taire, on entretient la rhétorique du cas isolé. C’est ce qui m’a décidé à témoigner. Ce mea culpa dans la presse où Dorian ne présente qu’une partie des faits est trompeur. Il se présente comme un grand soutien de la cause féministe et affirme afficher un comportement exemplaire depuis 20 ans...»
Diane*
Un mea culpa qui est resté en travers de la gorge de Diane*, une metteuse en scène de 40 ans, vivant à l’étranger. Au téléphone, elle confirme ce qu’elle a écrit sur Facebook avant que son intervention ne disparaisse du mur de Dorian Rossel: «Moi aussi, il a tenté de m’embrasser contre ma volonté un soir au restaurant. On avait toujours entretenu une relation amicale jusque-là, je me suis dit que l’erreur était humaine et je suis vite passée à autre chose», raconte celle qui a quitté le milieu du théâtre romand, lassée des violences sexistes et sexuelles subies au cours de sa courte carrière.
La lecture des articles consacrés à l’affaire Dorian Rossel opère comme un déclic. «Cette désagréable expérience, cet acte que je pensais isolé, a été aussi vécu par d’autres femmes. Rétrospectivement, je réalise qu’il ne s’agissait pas que d’un petit bisou. À l’époque, j’avais minimisé l’acte. Ce faisant, on crée un terrain propice à ce que ces agissements se reproduisent encore et encore. C’est pour cette raison que je me suis dit: ‘cette fois-ci, je vais parler.’»
Léa*
Léa*, la trentaine, a hésité longuement avant de témoigner. L’envie de passer à autre chose, la peur de ne pas se sentir légitime et aussi la volonté d’«éviter le conflit avec un artiste confirmé dans un si petit milieu». Mais comme pour les autres femmes, la prise de parole publique du metteur en scène a été l’intervention de trop. «Il ne dit pas la vérité lorsqu’il prétend que ce baiser non consenti avec une élève était un cas unique. Sa présentation des faits trompe le public et amène à penser qu’un baiser forcé n’est pas grand-chose dans le flot des violences sexuelles charrié par le mouvement #metoo», affirme-t-elle à l’autre bout du fil.
Le jour de l’annonce de sa mise à l’écart de la grande maison jurassienne, le metteur en scène la contacte par WhatsApp: «Un long message dans lequel il s’inquiétait de savoir si telle ou telle femme n’allait pas sortir du bois pour dire qu’elle avait été embrassée alors qu’elle ne voulait pas.» La comédienne romande ne lui répond pas.
L’histoire remonte au mois de janvier 2020. «Nous échangions ponctuellement par message avec Dorian Rossel, je l’avais d’ailleurs invité à voir l’un de mes spectacles. Je partageais la scène avec mon mari, il le savait, cela ne laissait donc place à aucune ambiguïté.»
Quand il lui propose une rencontre aux Bains de Lavey ou au restaurant, «tout en précisant qu’il ne valait mieux pas ébruiter ce rendez-vous à la compagnie qui [l’]employait», la comédienne se méfie. C’est finalement au restaurant qu’ils se verront à Lausanne. Pour délimiter le cadre de la rencontre, Léa prévient un ami. Ils conviennent que ce dernier prétextera venir chercher un courrier à la fin du repas. Ce qu’il fait – nous lui avons parlé.
À la fin du repas, Dorian Rossel propose plusieurs fois de raccompagner la jeune femme chez elle en voiture, à plus de deux heures de route du domicile du Genevois. Elle refuse et prendra le train comme prévu.
À proximité de la gare, l’ami de la comédienne s’en va et Dorian Rossel insiste pour escorter Léa jusqu’au quai. «Je suis montée dans le train. Lui aussi, et avant que je ne puisse entrer dans le wagon, il m’embrasse par surprise.» Sonnée, la trentenaire ne réagit pas. «Je me suis retrouvée coincée. Je n’avais pas envie de ça. J’ai eu l’impression de m’être fait avoir. Je me suis empressée de passer dans l’autre wagon.»
Le metteur en scène lui envoie un message alors qu’elle est encore dans le train. «J’ai répondu qu’il y avait eu incompréhension. Il a fait mine de ne pas comprendre, puis a tenté de m’appeler. Je n’ai pas pu répondre. J’avais envie de passer à autre chose et j’ai fait comme si ça n’avait jamais existé», relate la comédienne. Et de raconter qu'elle s'en était voulue quand l’affaire du baiser avec une élève s’est ébruitée: «J’aurais dû lui dire qu’il s’était comporté de façon incorrecte. Ça me heurte de savoir que d’autres jeunes femmes ont vécu des situations similaires.»
Emilie*
Emilie*, elle, a attendu 26 ans avant de raconter son histoire à la presse. Comme pour les autres femmes, la médiatisation de l’affaire a été le déclencheur. Cette avocate romande, aujourd’hui âgée de 40 ans, livre son récit, visiblement émue, se raccrochant à ses notes. «Je ne veux rien oublier sous le coup de l’émotion», se justifie-t-elle.
En 1998, Emilie participe à un camp de théâtre estival en Bourgogne (FR). Dorian Rossel est encadrant. Il a 23 ans, elle en a 14. «Il a été gentil avec moi, on s’est bien entendus. À tel point qu’à la fin du camp, je lui ai lancé: ‘J’aurais tellement aimé que tu sois mon frère’.»
De retour à Lausanne, Emilie reçoit un coup de téléphone au domicile familial. Dorian Rossel veut la revoir et lui propose une rencontre. L'adolescente en informe ses parents et le rejoint dans les rues de la capitale vaudoise. Ils se promènent, puis il l’invite dans l’appartement qu’il occupe. «Il m’a dit qu’il avait cuisiné un taboulé, je m’en souviens très bien, car j’avais horreur du taboulé.»
Celui qui avait été son moniteur encore une semaine auparavant emmène l’adolescente sur le toit de l’immeuble. Dorian Rossel l’embrasse. «Je lui ai dit que c’était la première fois que j’embrassais un garçon, se souvient Emilie. Il a continué à m’embrasser, à m’étreindre et à me caresser. Je me souviens du goût du taboulé sur mes lèvres. À 14 ans, je me suis sentie valorisée qu’un adulte me porte de l’attention.»
De retour chez elle, la jeune fille est très perturbée. Ses parents remarquent son trouble et une dispute éclate. Emilie fugue et trouve refuge chez une amie. Cette dernière, contactée par Blick, confirme le déroulement des faits. «Je n’ai su que des années plus tard que mon père avait été extrêmement fâché par cette rencontre et qu’il était intervenu pour régler la situation», témoigne Emilie.
L’adolescente éprouve une sensation amère, mais « je n’avais pas les outils nécessaires pour comprendre ce qui venait de se passer.» À 16 ans, Emilie se confie à son petit ami de l’époque, Thibaud*, âgé de 16 ans lui aussi. Et c’est ce même Thibaud qui la contacte le vendredi 6 septembre 2024, quelques minutes après les révélations du «Temps» et de la «Tribune de Genève». Il lui écrit: «T’avais pas fait du théâtre avec Dorian Rossel, toi?» Emilie prend une longue inspiration. «Même 24 ans plus tard, il se souvenait…»
«Evidemment que je me suis souvenu, confirme Thibaud au téléphone. Cette histoire avec son moniteur de camp est toujours restée dans un coin de ma tête. J’étais un adolescent à l’époque, peu sûr de moi. Savoir qu’il avait touché à ma copine m’avait rendu jaloux sans que je saisisse la gravité des faits. C’est en grandissant que je me suis rendu compte que ce qui s’était produit entre eux était inacceptable.»
La lecture des articles consacrés à «l’affaire Dorian Rossel» bouleverse Emilie. «J’espère que ma parole pourra avoir un poids. Je peine à croire à la défense de l’acte isolé si, en 1998 déjà, son comportement était problématique. L’élève qui l’a dénoncé a dû se sentir bien seule. Il est important pour moi de la soutenir en témoignant de mon expérience.»
Interrogé sur les faits par nos soins, Dorian Rossel a répondu par la voix de ses avocats qu’il «regrettait ces attaques anonymes» et «contestait et démentait en tous points ces accusations», «rappelant au demeurant qu’aucune procédure pénale n’a jamais été ouverte à son endroit».
Blick relève que les déclarations concernées ne sont plus «anonymes» à l’égard de Dorian Rossel, puisque ce dernier a tenté de faire interdire en justice la publication du présent article. Dans ce cadre, les femmes concernées ont eu la force et le courage de s’exprimer face à lui.
Maud*, embrassée deux fois contre son gré, pensait en avoir fini avec cette histoire. Le coup de com’ de Dorian Rossel – présumé innocent – en aura décidé autrement.
*prénoms d'emprunt, noms connus de la rédaction
Qu’une telle affaire ait éclaté n’a pas surpris les membres d’Arts Sainement, mouvement qui lutte contre tous types d’abus de pouvoir, de discrimination, de harcèlement et d’agissements hostiles dans le domaine des arts vivants suisses. «En Suisse romande, ce milieu est gangréné par des cas et affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS)», indique l’association dans une prise de position face au traitement médiatique des affaires liées aux violences sexistes et sexuelles dans les arts vivants.
«Il manque des dispositifs pour faire remonter les cas de harcèlement sexuel. Il y a certes des personnes de confiance en entreprise auxquelles certaines victimes peuvent se confier, mais les questions relatives aux sanctions sont complètement laissées de côté, constate Agathe Raboud, comédienne et membre du collectif. Comment sanctionner ces comportements? Quelle est la durée raisonnable de la sanction? Que se passe-t-il au retour de la personne qui a harcelé? Ces questions ne trouvent toujours pas de réponses satisfaisantes», déplore-t-elle.
Et la comédienne de rappeler la spécificité d’un milieu, où les relations de pouvoir sont asymétriques et l’omerta encore bien présente. «Il y a la peur de ne plus pouvoir travailler si on dénonce des comportements problématiques, mais la crainte aussi d’être poursuivi.e pour diffamation ou de passer pour une personne difficile.» Et de conclure au nom du collectif: «A présent, il ne s’agit plus seulement de libérer la parole, mais bien d’ouvrir les oreilles, d’écouter et de savoir faire preuve de reconnaissance et d’empathie envers les personnes qui parlent.»
Qu’une telle affaire ait éclaté n’a pas surpris les membres d’Arts Sainement, mouvement qui lutte contre tous types d’abus de pouvoir, de discrimination, de harcèlement et d’agissements hostiles dans le domaine des arts vivants suisses. «En Suisse romande, ce milieu est gangréné par des cas et affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS)», indique l’association dans une prise de position face au traitement médiatique des affaires liées aux violences sexistes et sexuelles dans les arts vivants.
«Il manque des dispositifs pour faire remonter les cas de harcèlement sexuel. Il y a certes des personnes de confiance en entreprise auxquelles certaines victimes peuvent se confier, mais les questions relatives aux sanctions sont complètement laissées de côté, constate Agathe Raboud, comédienne et membre du collectif. Comment sanctionner ces comportements? Quelle est la durée raisonnable de la sanction? Que se passe-t-il au retour de la personne qui a harcelé? Ces questions ne trouvent toujours pas de réponses satisfaisantes», déplore-t-elle.
Et la comédienne de rappeler la spécificité d’un milieu, où les relations de pouvoir sont asymétriques et l’omerta encore bien présente. «Il y a la peur de ne plus pouvoir travailler si on dénonce des comportements problématiques, mais la crainte aussi d’être poursuivi.e pour diffamation ou de passer pour une personne difficile.» Et de conclure au nom du collectif: «A présent, il ne s’agit plus seulement de libérer la parole, mais bien d’ouvrir les oreilles, d’écouter et de savoir faire preuve de reconnaissance et d’empathie envers les personnes qui parlent.»