Mathieu Jaton observe religieusement l'immense squelette de la nouvelle scène amirale de «son» Montreux Jazz Festival (MJF), qui se dresse sur le Léman. Cette ossature de métal, articulée juste à côté du bronze de Freddie Mercury, remplacera le mythique Auditorium Stravinski en travaux durant deux éditions. Au moins.
Les yeux du big boss pétillent. À quelques jours de l'ouverture de la 58e grand-messe musicale budgétisée à 30 millions de francs, du 5 au 20 juillet, tout prend forme. Dans le calme relatif qui précède les flots tempétueux d'une foule chauffée à blanc par — on l'espère — une météo enfin estivale.
Une respiration propice à la réflexion et à la confidence. À l'heure où certains festivals souffrent, voire périssent, comment le MJF fait-il pour tirer son épingle du jeu? La manifestation imaginée et longtemps portée par Claude Nobs vit-elle toujours dans un passé, certes étincelant, mais révolu? Combien facture la tête d'affiche la plus chère de la manifestation (re)connue à l'internationale? Mathieu Jaton, face à nous, se livre. Interview — presque — sans filtre.
Mathieu Jaton, il s’est longtemps murmuré que le Montreux Jazz Festival pouvait avoir n’importe quel artiste uniquement grâce à son aura. C’est toujours vrai?
Je suis ravi de pouvoir dire que oui. Même si notre réalité a évolué en même temps que le music business. Ce sont les grandes thématiques que nous connaissons bien: la chute du disque dans les années 2000, l’explosion des tournées ou encore la disparition de Claude (ndlr: le fondateur du Montreux Jazz Festival, Claude Nobs).
Votre meilleur atout, c’est votre histoire?
Le poids de l’histoire aide beaucoup, oui. Le Montreux Jazz Festival est une référence pour beaucoup d’artistes, y compris au sein de la jeune génération. C’est par exemple le cas pour Rag’n’Bone Man, Sofiane Pamart, Alicia Keys ou encore Ed Sheeran. D’ailleurs, lors de notre dernière rencontre, Ed me parlait de la fois où il avait ouvert chez nous le concert de Chris Cornell (ndlr: en 2012). Les passages à Montreux sont pour eux de vrais marqueurs.
Le MJF n’a que son passé à faire valoir?
Bien sûr que non. Le Montreux Jazz Festival est l’un des seuls festivals à avoir une politique de marque.
Qu'est-ce que ça signifie concrètement?
Que nous sommes une marque annualisée et globalisée. Auparavant, 97% à 98% de notre écosystème étaient financés par les deux semaines de festival. Cela ne serait plus possible aujourd’hui.
Quelle est votre «nouvelle» recette?
On développe notre marque sur trois angles. Le premier: éducatif, avec la Montreux Jazz Artist Foundation. Le second: international, avec les Montreux Jazz cafés ainsi que les festivals jumeaux aux quatre coins du monde. Le dernier: commercial, avec notre dernière filiale, Montreux Media Ventures, qui permet de produire et monétiser nos contenus. Je parlais avant des 97% à 98% que représentaient les deux semaines de festival. Grâce à notre stratégie, ce n'est plus «que» 80%.
C’est grâce à la pépinière qu’est la Montreux Jazz Artist Foundation que vous pouvez programmer pour moins cher des superstars façonnées en partie par vos soins des années plus tôt?
Nos offres ne sont jamais honteuses, personne ne vient au Montreux Jazz au rabais. Mais cela nous permet effectivement de cultiver un lien avec des artistes comme Jamie Cullum ou Ibrahim Maalouf que nous connaissons depuis le début de leur carrière.
À quoi servent vos festivals internationaux, dont personne ne parle ici?
En plus d’une approche culturelle et touristique, ces franchises génèrent des revenus en direct, mais permettent aussi du sponsoring global. Un sponsor, ou une entité partenaire, peut ainsi rayonner au bord du Léman, mais également à Rio, Détroit, Hangzhou ou encore Tokyo. En étant une marque globale, nous proposons une exposition globale.
Vous affichez une santé de fer et pourtant vous êtes loin de pouvoir accueillir autant de monde que les grands événements, comme Paléo, qui cartonnent. Contrairement à d’autres acteurs plus petits — par exemple feu Vibiscum Festival à Vevey — vous ne connaissez pas la crise?
Non, et il y a plein d’autres exemples de moyens et petits festivals qui ne connaissent pas la crise. Je pense que ceux qui brillent sont ceux qui ont un vrai ADN. Pas ceux qui ont été montés sur un coup de tête ou sur une opportunité.
Un «vrai ADN», c’est quoi?
À l’époque, on disait: «name first, location second» (ndlr: le nom en premier, le lieu ensuite). En clair: tu faisais venir Elton John dans un champ de patates, tu vendais. Aujourd’hui, à mes yeux, la nouvelle génération du public a un autre adage: «experience first, location second, name third» (ndlr: l’expérience en premier, le lieu ensuite et le nom en dernier).
Cela signifie que la programmation n’a plus d’importance?
Non, ce n’est pas ce que je suis en train de dire. Prenons les festivals qui cartonnent chez nous: Paléo, Festi’neuch ou Montreux, entre autres. On aime d’abord l’expérience du festival, on adore son set up (ndlr: sa structure) et ensuite, on sait pertinemment qu’on va trouver quelque chose qui nous plaît dans la programmation. Ce sont ces trois facteurs qui font que tu cartonnes. S’il t’en manque un, c’est beaucoup plus compliqué.
Restons sur la thématique de l'argent. Les billets que vous vendez suffisent à payer les cachets de vos grosses têtes d’affiche?
La billetterie paie le coût artistique (cachet des artistes, production, hôtel, etc.), c’est tout. Le F&B (ndlr: la restauration) couvre notre offre gratuite et le sponsoring finance nos frais fixes et le développement.
À combien se monte le coût artistique le plus élevé de cette édition 2024 et pour quel artiste?
Je ne peux pas vous le dire.
Allez, au moins une fourchette?
Quelques centaines de milliers de francs.
Seulement?
(Rires) C’est déjà pas mal! Et on doit garder la tête froide. On ne pourrait pas se dire: «Pour nos 60 ans, on se fait une folie et casse la tirelire et on s'offre tel ou tel.» Le faire reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore: les agents verraient immédiatement combien nous avons déboursé et, dans un monde dans lequel tout le monde est payé à la commission, les prix prendraient encore l’ascenseur. On préfère passer à côté d’une — trop — belle occasion plutôt que d’entrer dans la surenchère.
Vous ne vous dites pas que, quand même, ces cachets qui tutoient désormais les nuages sont au-delà de toute décence?
Oui, je pense que le live music business est dans une bulle spéculative inédite. Cela fait des années que tout le monde pleurniche avec ça et, pourtant, tout continue d’augmenter.
Il est où le point d’arrêt?
Le point d’arrêt, c’est le public. Et il montre quelques signes d’essoufflement. Regardez la tournée de Taylor Swift. On parle, concernant son public parisien, de 30% d’Américains. L’avion, l’hôtel et le billet en France leur reviendraient moins cher qu’un billet aux États-Unis.
Ça vous choque?
Là, tu te dis: «Wow, wow, wow!» Si tu commences à avoir des flots de public qui traversent un océan pour aller voir un concert, c’est qu’il y a un problème. C’est même dangereux, car il va y avoir un décalage entre les marchés.
C'est un nouveau phénomène?
Non, mais on atteint des stratosphères qui sont malsaines. D’autant plus qu’on fait d’une poignée d’artistes une généralité. Aujourd’hui, il y a peut-être 20 noms d’exception qui font exploser la bulle dont je parle. Derrière, les artistes rament. Il ne faut pas l’oublier.
Mais vous aussi, vous huilez cet engrenage quand vous acceptez de faire venir un Bob Dylan avec des prix de billets qui ressemblent à des garanties de loyer, non?
J’ai effectivement un regret avec ce concert de Bob Dylan. Lors de son concert au Stravinski l’année dernière, on voulait proposer une configuration mixe. À savoir: des places assises et des places debout. Ces dernières nous auraient permis d’avoir un super premier prix. Mais, à la dernière minute, sa production — tout en maintenant ses prétentions — a exigé des places uniquement assises. Cela nous a fait passer d’une capacité de 3000 personnes à… 1500.
Conséquence?
Des billets à 365 francs et plus. Dans ces conditions, malheureusement, seule une élite a pu vivre cette expérience. Ça me dérange. J’aime garder un équilibre et nous veillerons à le faire dans le futur.
Dans le genre de Bob Dylan, est-ce qu’il y a un artiste à la stature planétaire pour lequel vous vous dites: «C’est bon, si je le ramène à Montreux, je peux mourir en paix?»
J’ai de la peine à répondre à cette question parce que cela fait longtemps que je ne suis plus «fan», dans le sens où j’aimerais accrocher un trophée au mur. Nous devons être des animaux à sang-froid qui mettent de côté leur ego et ne programment pas dans le but de se faire plaisir.
Mais si on passe outre cette vision très pragmatique, il y a bien un ou deux noms qui vous excitent un peu plus que de raison?
C’est sûr que si Keith Richards, qui a vécu à Montreux et rencontré David Bowie ici, voulait s’arrêter à Montreux lors de la dernière tournée des Rolling Stones, cela serait un kif monstrueux! Mais même si le groupe en émettait le souhait, il y aurait sûrement un manager pour demander: «Vous êtes gentils les gars, mais on finance comment les deux millions — ou je ne sais pas combien — que coûte la tournée par jour?» (Rires) Il y a une chance sur mille pour qu’un truc pareil se produise. Ou peut-être moins.