Les délinquants s'en frottent les mains
«En Suisse, la police enquête encore comme au Moyen-Âge»

Malgré une hausse du nombre de policiers en Suisse, la densité policière baisse en raison d'une croissance démographique plus rapide. Cette situation inquiète les experts, car elle pourrait compromettre certaines interventions et favoriser la criminalité. Interview.
Publié: 07.05.2025 à 14:08 heures
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Emmanuel Fivaz, président de l'Association des fonctionnaires de police, lance un avertissement: dans certains endroits, la lutte contre le trafic de drogue est négligée, faute de personnel et de places de détention.
Photo: Philippe Rossier
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Lucien Fluri et Philippe Rossier

Certes, le nombre de policiers et de policières augmente en Suisse. Mais cela ne rassure pas les experts pour autant. En effet, en raison de l'immigration, la population augmente nettement plus rapidement que le nombre de policiers en fonction. C'est ce qui ressort justement des nouveaux chiffres sur la densité policière: alors qu'il y avait encore un policier pour 466 habitants en Suisse en 2023, il y aura onze habitants de plus par représentant de l'ordre en 2025. C'est au Tessin que la situation est la meilleure (un policier pour 329 habitants), tandis qu'en Argovie, il n'y a qu'un policier pour 735 habitants.

Emmanuel Fivaz, président de la Fédération suisse des fonctionnaires de police (FSFP), met en garde: aujourd'hui déjà, certaines interventions ne peuvent plus être effectuées. Et si la densité policière diminue, les criminels de la drogue risquent d'en profiter.

Il y a toujours plus de policiers en Suisse, mais la densité diminue. Qu'est-ce que cela signifie dans le quotidien de la police?
La police n'a pas le choix, elle doit s'adapter. Concrètement, cela signifie que la police peut certes encore s'occuper de tout ce qui est pressant, par exemple les appels d'urgence. La population n'est donc pas menacée à ce niveau-là. Mais pour certaines interventions, il faut fixer des priorités, ce qui veut dire que les conflits de voisinage ou les nuisances sonores ne peuvent peut-être pas être réglés par la police. Alors que d'autres interventions sont totalement abandonnées.

Par exemple?
Il peut s'agir de contrôles routiers, de la prévention en général ou encore la surveillance dans le domaine des stupéfiants. Selon les statistiques criminelles, les délits liés à la drogue ont diminué l'année dernière. Mais cela ne correspond pas à la réalité. Ce recul n'existe que parce que l'on ne poursuit plus autant ces délits. Et si l'on contrôle moins, il y a tout simplement moins de cas.

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Dans plusieurs endroits en Suisse, la lutte contre le trafic de drogue a été mise de côté. On n'a tout simplement plus les ressources
Emmanuel Fivaz, président de la Fédération suisse des fonctionnaires de police
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Les trafiquants de drogue ont la vie plus facile que par le passé?
Dans plusieurs endroits en Suisse, la lutte contre le trafic de drogue a été mise de côté. On n'a tout simplement plus les ressources. Et aussi pas assez de places de détention, notamment dans le canton de Vaud. Là, la police peut faire ce qu'elle veut, mais si on veut mettre les dealers hors d'état de nuire, il faut pouvoir les incarcérer. C'est un gros problème. Nous n'avons certes pas perdu la bataille, mais les priorités sont mal fixées.

C'est-à-dire?
On ne se coordonne pas assez au niveau suprarégional. Si je veux lutter contre le trafic de drogue à Neuchâtel, je ne peux pas le faire sans prendre en même temps des mesures dans les villes voisines d'Yverdon-les-Bains (VD) ou de Bienne (BE). Mais comme elles sont situées dans d'autres cantons, ce n'est pas facile.

En effet, les corps de police sont organisés de manière très fédéraliste. En tant que policier neuchâtelois, vous ne pouvez pas avoir accès aux données bernoises.
C'est un anachronisme total. Si, lors d'un braquage à Neuchâtel, je vois une voiture rouge avec un numéro genevois et que je veux savoir si un autre corps de police a également vu cette voiture, je dois envoyer une demande à tous les autres corps de police, quasiment par fax. En tant que Neuchâtelois, je le fais en français. Les 26 corps de police, la Fedpol, la police municipale de Zurich et ainsi de suite reçoivent ce fax. Parmi les 40 destinataires, il y en a peut-être 15 qui parlent couramment le français. Mais une quarantaine de personnes doivent s'en occuper pendant deux minutes. On travaille vraiment comme au Moyen Âge. Lorsque je raconte ça à l'étranger, personne ne me croit.

Pourquoi la politique n'est-elle pas allée de l'avant depuis longtemps?
C'est une très bonne question... à laquelle je n'ai pas de réponse. On a peut-être été trop naïf pendant longtemps et on a cru que les choses finiraient par s'améliorer d'elles-mêmes. Mais on voit ici les limites du fédéralisme. Et c'est précisément pour cette raison qu'à la fédération, nous travaillons désormais en étroite collaboration avec les parlementaires.

Une meilleure collaboration serait-elle nécessaire?
Oui. Prenez par exemple le crime organisé. On parle certes de plus en plus de certains commerces comme les barber shops ou les salons de manucure, qui sont soupçonnés de blanchiment d'argent. Mais aujourd'hui, les cantons disent que le crime organisé est du ressort de la police fédérale Fedpol. Et le procureur général de la Confédération dit à son tour qu'il n'a pas les moyens. Il faut donc s'organiser autrement. On ne peut pas constamment se renvoyer la balle, car pendant ce temps, les délinquants s'organisent très bien de leur côté.

Mais la tendance actuelle est aux économies...
La politique d'austérité au niveau fédéral me préoccupe beaucoup. On veut économiser trop d'argent et on dépense trop peu pour la sécurité intérieure. Or, on ne peut pas séparer de facto la sécurité extérieure de la sécurité intérieure, ce sont les deux aspects d'une même mission. Il est clair que l'on veut plus d'argent pour l'armée, mais il ne faut pas oublier que la sécurité intérieure est extrêmement importante, surtout au vu de la situation géopolitique actuelle. Si la Suisse devait se défendre contre une agression, qu'il s'agisse de cyberattaques ou de missiles, les douanes et la police seraient très importantes.

Pourtant de nombreux cantons se portent bien financièrement. Ils pourraient embaucher davantage de policiers?
Dans plusieurs cantons, cela serait effectivement possible. Certains cantons l'ont fait d'ailleurs. Mais cela ne résout pas du tout le problème, car il est difficile de trouver du personnel. Et les baby-boomers partent encore à la retraite.

Que peut faire la police pour y remédier?
La police doit devenir plus attrayante. Les gens veulent plus de flexibilité, par exemple en ce qui concerne le travail à temps partiel ou les horaires de travail. Bien sûr, la police travaillera toujours 24 heures sur 24 et il y aura du travail de nuit. Mais il faut adapter les salaires, les indemnités pour les interventions de piquet et de week-end ou la flexibilité afin de pouvoir rivaliser avec le secteur privé. Il faudrait également investir dans les nouvelles technologies, ce qui permettrait d'atténuer certaines pénuries de personnel.

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Il y a aussi beaucoup d'interventions extraordinaires qui deviennent de plus en plus habituelles. Les matchs de football ou de hockey sur glace en font partie
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Et à l'interne, comment se portent les policiers et les policières en Suisse?
Ils sont très motivés! Pour beaucoup, c'est une vocation. Mais certains perdent patience... quand on voit tous les jours les mêmes délinquants et qu'on ne peut pas les mettre en prison, on a un sentiment d'impuissance. Cela pèse sur le moral. Il y a aussi beaucoup d'interventions extraordinaires qui deviennent de plus en plus habituelles. Les matchs de football ou de hockey sur glace en font partie. Ces événements nécessitent beaucoup de ressources, surtout les week-ends et les soirs.

Mais les clubs de football s'opposent aux mesures prises par les cantons en matière de hooliganisme
Je ne comprends absolument pas pourquoi les clubs refusent de prendre des mesures qui permettraient d'améliorer la sécurité des spectateurs. Les gens viennent pour passer un bon moment au stade. S'il y a des débordements, ils restent chez eux et le club ne perçoit pas de recettes.

Avec l'Eurovision et le championnat d'Europe de football féminin, d'autres grands événements attendent la police suisse...
En mai, il n'y aura probablement pas de policier autorisé à prendre des vacances dans la région de Bâle. Toute la Suisse devra donner un coup de main. Si l'on avait fait voter les policiers suisses pour savoir si l'Eurovision devait avoir lieu en Suisse, beaucoup n'auraient sans doute pas accepté. Car la charge de travail sera colossale. 

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