Avec le slogan «Plus de viande pour le même prix», Carna Grischa faisait autrefois sa propre promotion. Pendant des années, cette entreprise grisonne a dupé restaurants et cantines — jusqu’à ce que Blick révèle d'importantes manipulations autour de la viande vendue par l'entreprise. L’affaire avait mené à la faillite de l’entreprise en 2015. Depuis, Carna Grischa est devenue le symbole du plus grand scandale de viande jamais connu en Suisse.
Dix ans plus tard, une nouvelle enquête menée par Blick révèle que les Carna Center, les anciens établissements affiliés, seraient eux aussi impliqués dans des fraudes inouïes. Ces marchés spécialisés dans la viande, situés notamment à Frauenfeld (TG), Heerbrugg (SG), Oberaach (TG), Winterthour (ZH) et Wittenbach (SG) – utilisent encore aujourd’hui le même slogan publicitaire et le même logo que la défunte entreprise Carna Grischa.
Quand le scandale Carna Grischa a éclaté en 2014, les responsables des filiales sœurs ont nié tout lien avec l’affaire. Chez Carna Center, le travail était propre, les brebis galeuses étaient chez Carna Grischa. Mais rien ne serait moins vrai. La tromperie semble s'être poursuivie chez Carna Center – jusqu’à aujourd’hui.
Les Carna Center ont-ils fait comme Carna Grischa?
Des documents internes fournis par d’anciens employés contredisent la version officielle des dirigeants de l'époque. Sous l’égide de Carna Holding, les Carna Center auraient, selon plusieurs témoins, contourné la loi sur les denrées alimentaires en falsifiant l’origine, l’état et la qualité des produits. Sont concernés: des restaurants, des associations, des traiteurs asiatiques et une foule de particuliers.
«Tout le monde s'est fait arnaquer, toujours sur ordre des gérants», affirment plusieurs ex-employés d'établissements Carna Center que Blick a interrogés indépendamment les uns des autres
Par peur de représailles, ils souhaitent rester anonymes, notamment parce qu'ils avouent avoir participé, du moins en partie, à l'escroquerie. Ceux qui se sont rebellés, affirment-ils, ont été menacés de licenciement par les patrons des Carna Center: «Tu ne trouveras plus jamais de travail dans le secteur de la viande.»
De la tromperie à grande échelle
Les marchés spécialisés de la viande de Frauenfeld et de Winterthour, qui réalisent chacun un chiffre d'affaires annuel d'environ trois millions de francs, sont au cœur de l'enquête. Quels sont les reproches concrets qui leur sont adressés? Blick a pu consulter des photos, des e-mails internes et l'historique de messages Whatsapp, qui permettent de retracer la manière dont ces filiales auraient triché:
- Des produits étrangers – de la viande bon marché d'Europe de l'Est – auraient été vendus comme de la viande suisse haut de gamme.
- De la viande prétendument fraîche aurait en réalité été décongelée.
- Des chipolatas de volaille auraient été étiquetées comme des chipolatas de veau.
- Des plateaux de fondue chinoise contenant du poulet hongrois auraient été présentés comme composés de poulet suisse.
Un employé ayant travaillé 14 ans dans l’un des centres témoigne: «Nous avons souvent acheté des cochons de lait surgelés à l'étranger. Il était vendu comme viande fraîche de Suisse.» Le poulet, lui aussi, aurait été régulièrement «naturalisé», la différence de prix entre le suisse et l’importé étant particulièrement élevée.
Les patrons de Carna Center réagissent aux accusations
Confrontée à ces révélations, la direction a fait appel à l’avocat de renom Andreas Meili. «Ces accusations ne se sont pas confirmées», déclare ce dernier. D'une manière générale, il nie tout ordre venu «d'en haut» et précise qu'il n'y a eu aucune instruction de réétiqueter des marchandises étrangères pour les vendre ensuite. Maitre Meili s’appuie sur des documents de fournisseurs suisses et les déclarations de l’ancienne direction de la filiale de Frauenfeld.
Directement contactée par Blick, cette même direction ne souhaite plus aujourd’hui assumer ses déclarations d’alors. L'avocat n'a pas mentionné le fait que Carna Center achetait régulièrement de la marchandise à l'étranger via son importateur de viande Delimpex AG à Pfäffikon (SZ).
«Viande suisse» sur l’étiquette, mais pas dans l’assiette
D’après les informations dont Blick dispose, les contrôleurs de provenance de l’organisation sectorielle Proviande avaient détecté des irrégularités dans les Carna Center il y a déjà quatre ans. Lors de tests d’achat anonymes dans plusieurs filiales, des analyses ADN ont révélé des anomalies: les produits étaient étiquetés «origine Suisse», mais leur ADN ne correspondait pas. On parle alors de «No Match».
Blick a pu consulter ces résultats. A Frauenfeld, par exemple, des saucisses de bœuf pour tartare étaient vendues comme suisses – alors que ce n’était pas le cas. A Oberaach, du bœuf braisé uruguayen (Suure Mocke) était présenté comme «produit en Suisse avec de la viande suisse». La filiale de Frauenfeld a dû fermer au printemps 2023 et a fusionné avec le site de Winterthour. La filiale d'Oberaach existe encore aujourd'hui.
«Grâce à la traçabilité, il a été possible à l'époque de prouver de manière crédible à Proviande qu'il s'agissait de viande suisse», explique Me Meili, avocat de Carna Center, à propos de ces achats de contrôle. Selon lui, Blick aurait pu s’adresser à l’organisation faîtière de la branche, dont les responsables se seraient montrés ouverts à toute question. En réalité: silence radio.
Proviande ne veut pas confirmer cette déclaration. «Nous ne nous prononcerons plus à ce sujet», répond-on. Interrogé à ce sujet, l'avocat Andreas Meili déclare: «La source de l'erreur (ndlr: le «No Match») peut se trouver chez Proviande ou chez le fournisseur.» Et d’ajouter que la majorité de la viande bovine aurait été correctement étiquetée.
Des produits périmés auraient été remis en vente
Avec la fermeture du Carna Center de Winterthour au tournant de l'année 2024, les pratiques douteuses auraient continué, affirment plusieurs sources. Durant les semaines suivant la fermeture, un chauffeur salarié aurait déversé la viande issue des comptoirs frais dans une benne à ordures.
Mais selon un ancien employé, ce chauffeur aurait également transporté certains produits surgelés – y compris périmés – jusqu’à la succursale d’Oberaach, au lieu de les éliminer comme prévu. Là-bas, la marchandise aurait été «reconditionnée» avant d’être vendue lors des promotions marquant les 25 ans de Carna Center Oberaach en mai 2024.
Le chauffeur lui-même aurait raconté autour de lui avoir reçu des instructions orales de la part d'un des chefs avoir été dédommagé en espèces. Des sources indépendantes confirment cette version. Contacté par Blick, l’intéressé a raccroché sans répondre.
Selon l'avocat Andreas Meili, seuls des produits carnés irréprochables et non périmés ont été déplacés du Carna Center de Winterthour à Oberaach. Tout le reste serait faux. «L'obligation de déclarer la viande décongelée et la compétence pour l'élimination de la viande périmée incombaient aux responsables des différents sites», précise l'avocat de manière générale. Il n'y a pas eu d'ordres «d'en haut».
Qu'en est-il aujourd'hui des Carna Center?
A l'origine, il y avait presque une douzaine de Carna Center en Suisse alémanique. Il ne reste plus que les marchés spécialisés dans la viande d'Oberaach, Heerbrugg et Saint-Gall.
Cette dernière succursale a changé de nom début 2025 pour devenir Gastroblitz. Le site Internet a été refondu, arborant désormais un design vert et un nouveau slogan: fini le «Plus de viande pour votre argent», place à «Des produits juteux à prix équitables».
L'avocat Andreas Meili précise: «Depuis le 1er janvier 2024, Heerbrugg et Oberaach sont des succursales indépendantes à la réputation irréprochable.» Depuis cette date, leur société «Carna Partner AG n'a plus aucun lien avec Carna Holding AG». Toutefois, leurs fournisseurs sont restés les mêmes que ceux de l’ex-Carna Holding.