Une enquête nationale inédite publiée ce vendredi 5 septembre 2025 par l'Université de Lausanne (UNIL) met en lumière une réalité sombre longtemps ignorée: les musées et collections helvétiques abritent au moins 4175 restes humains issus de contextes coloniaux, principalement des crânes. Un chiffre élevé en comparaison avec les anciennes puissances coloniales et qui pourrait n’être que la partie émergée de l’iceberg. Ce premier «état de lieux» sur la question a été mené auprès de 26 institutions sur les 34 contactées.
Impossible, pour l’heure, de dire avec certitude qui a collecté ces restes, dans quelles conditions et comment ils sont arrivés en Suisse. Mais l’étude lausannoise souligne toutefois que «des voyageurs scientifiques et des directeurs de musées de l’époque ont joué un grand rôle», animés par des projets scientifiques et raciaux aux XIXe et XXe siècles.
Des restes du monde entier
Là où les grandes puissances coloniales se concentraient surtout sur leurs propres territoires, la Suisse a accumulé des ossements venus des quatre coins du monde. Afrique, Amériques, Asie, Océanie et même Arctique. Un fait marquant qui révèle le rôle singulier du pays, soulignent les chercheurs: celui d’une nation sans empire, mais dont les ressortissants se sont impliqués individuellement dans presque toutes les colonies européennes. «Ça confirme, sous un angle nouveau, que l’absence de politique coloniale n’a pas empêché la Suisse de participer à la colonisation», souligne à Blick Fabio Rossinelli, historien à l'UNIL et chercheur à la base de l'enquête.
«Dans la plupart des cas, ces restes humains étaient importés pour étudier les 'races'. Durant la première moitié du 20e siècle, la Suisse était un centre international dans le domaine anthropologique et racial. Bâle, Zurich et Genève abritaient une quantité incroyable de crânes pour ces études», précise l'historien. Et dans le reste de la Suisse, il n'était pas rare que ces crânes soient utilisés de façon sinistre comme «trophées».
Aujourd'hui encore, les collections les plus importantes se trouvent à Bâle et Zurich, et la Suisse romande n’est pas en reste: à elle seule, la Faculté des sciences de l’Université de Genève abrite «au maximum 200» restes humains d’origine coloniale.
Si le total de 4175 restes humains choque, c’est aussi parce qu'il dépasse largement certains pays colonisateurs. L'exemple le plus frappant est celui de la Belgique: malgré près d’un siècle de domination brutale au Congo, elle ne recense «que» 749 exemplaires. La Suisse, pourtant sans empire officiel, en conserve cinq fois et demi plus.
Des enjeux éthiques et politiques
Ces dernières années, quelques restitutions ont eu lieu: le retour de têtes maories à la Nouvelle-Zélande, décidé à Genève en 2014, ou encore celui de momies boliviennes en 2023. Mais ces gestes restent isolés, dépendant souvent de la volonté des musées ou de la pression exercée par des artistes et associations. Les chercheurs notent toutefois une prise de conscience croissante.
«Conserver dans des musées suisses des restes humains issus de contextes coloniaux pose problème, car ces personnes ont été transformées en objets muséaux sans leur consentement. Aujourd’hui, ce sont leurs communautés d’origine qui devraient pouvoir décider du sort des dépouilles de leurs ancêtres», explique Fabio Rossinelli.
Car ces restes humains ne sont pas des «objets scientifiques». Elles appartiennent à des familles, à des peuples toujours vivants. Dans de nombreuses cultures, garder un crâne ou un squelette loin de sa sépulture est une atteinte au respect dû aux morts. Et la vérité est brutale: la plupart ont été arrachés dans la violence, au nom des logiques coloniales et de la «science raciale» d’alors. L'UNIL rappelle qu'en 2007, l'ONU a réaffirmé le droit des peuples autochtones à accéder aux vestiges de leurs ancêtres. Et qu'un rapport de 2020 a recommandé de créer «davantage de transparence sur le sort des restes humains et sur les possibilités de restitution».
Quelles réponses?
Pour les auteurs du rapport, quatre mesures s’imposent: créer une base de données nationale publique, élargir la recherche de provenance aux restes humains, renforcer le soutien financier aux musées et faciliter les restitutions. «Il est urgent de rendre visible que derrière des inventaires et des chiffres se trouvent des êtres humains, des ancêtres», concluent-ils.