Etat d'urgence dans les foyers suisses
«Les demandes ont explosé, nous devons souvent refuser des enfants»

Le nombre d'enfants et de jeunes qui doivent être placés en dehors de leur famille augmente. Mais les places en institution manquent. En Suisse romande, les enfants sont même temporairement placés dans des hôpitaux.
Publié: 17:16 heures
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La demande de places dans les foyers pour enfants a augmenté ces derniers temps.
Photo: Thomas Meier
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Rebecca Wyss

Souvent, tout se joue en urgence. Un soir, un policier ou un représentant de l’autorité de protection de l’enfant (APEA) sonne à la porte du Kinderhaus Holee, à Bâle. Un enfant vient d'être retiré de sa famille, parce qu'il n'était plus en sécurité. Deux éducateurs l'accueillent et le conduisent à l'intérieur de la maison. Les autres résidents se hissent sur la pointe des pieds pour apercevoir le «nouveau». Parfois, le premier réflexe de l'enfant est de filer sans détours vers le jardin, grimper sur le toboggan en bois et dévaler la rampe en forme de trompe d’éléphant – sans doute le plus beau moment des dernières heures.

Stephan Sieber dirige la maison d'enfants Holee, l'un des quatre foyers pour enfants et adolescents de l'Armée du Salut. Il en a déjà vu beaucoup arriver, certains apeurés, timides, d'autres aussi confiants que si rien ne s'était passé. «Cela me rend toujours perplexe», dit-il. Un bébé vient de les rejoindre – après une cure de désintoxication à l'hôpital.

Stephan Sieber dirige la maison d'enfants Holee.
Photo: Thomas Meier

Pour eux, cette maison est un lieu de protection. Un lieu de vie. Mais tous ceux qui auraient besoin d'une place n'en trouvent pas, loin de là. Stephan Sieber déclare: «Les demandes pour une place ont augmenté.» La maison d'enfants dispose de 26 places, dont trois pour des hébergements d'urgence. «Nous sommes toujours en surcapacité.»

Mais la maison d'enfants Holee n'est pas la seule. Le même son de cloche se fait entendre à Mettmenstetten (ZH), dans un autre foyer pour enfants et adolescents de l'Armée du Salut. «Le nombre et l’urgence des demandes ont nettement augmenté ces derniers mois, surtout pour les enfants de 6 à 16 ans», confirme l'institution.

La plus grande institution du genre dans le canton de Zurich, la Fondation Zürcher Kinder – und Jugendheime (ZKJ), dresse le même bilan. «Les demandes ont explosé, nous devons souvent refuser», constate Sandra Abderhalden, membre de la direction.

Après la pandémie, le problème s'est aggravé

Les constats dressés par Blick montrent que le problème touche l’ensemble du pays; en particulier dans les cantons de Zurich, Genève et dans le canton de Vaud. Mais pourquoi donc? Pourquoi la demande de places a-t-elle autant augmenté? Et pourquoi le système est-il sous une telle pression? Une chose est sûre: ce sont les enfants et les adolescents qui en souffrent le plus.

Au Kinderhaus Holee, il y a toujours ce moment particulier. Celui où Stephan Sieber, le directeur, sait qu’un enfant s’est enfin posé, qu’il s’est approprié le lieu. Son bureau est au rez-de-chaussée, la porte presque toujours ouverte. Au début, les enfants passent furtivement devant lui, le regardant comme un étranger assis à son bureau. «Et puis, un jour, ils s'arrêtent dans l’embrasure de la porte et commencent à me parler», raconte-t-il.

Les petits passent leur enfance ici, mais à partir de 12 ans, ils peuvent être transférés à Bâle au foyer de jeunes de l'Armée du Salut Schlössli. A Holee, ils sont répartis par âge dans trois groupes d'habitation. Un à chaque étage, avec une cuisine, une salle de séjour et des chambres dans lesquelles se trouvent des lits avec des animaux en peluche et des poupées, dans d'autres un petit lit d'enfant ou une table à langer. Au rez-de-chaussée se trouve un groupe de jeu et dans le jardin, un grand terrain de jeux avec toboggan et cabane en bois a été aménagé avec leur aide. Ils fréquentent le jardin d'enfants et l'école à l'extérieur. C'est pourquoi, à l'exception de quelques enfants en bas âge qui prennent leur goûter au premier étage, la maison est déserte lorsque nous y passons cet après-midi-là.

Le groupe de jeu de la maison d'enfants Holee.
Photo: Thomas Meier

Ce qui frappe, c’est la chaleur qui se dégage de cet endroit pourtant fonctionnel. Les murs sont couverts de dessins, des photos d’enfants souriants ornent les couloirs, et des trottinettes de toutes tailles s’alignent le long des murs. Stephan Sieber souligne: «Nos enfants sont ici chez eux, il est important qu'ils se sentent bien.»

Ils ont dû quitter leur ancienne maison. Les raisons sont multiples et concernent les parents: addiction, maladie psychique, violence. Parfois, la police doit faire sortir un enfant d'un appartement pendant la nuit parce que la situation s'est envenimée dans la famille. Les histoires sont souvent très tristes, déplore Stephan Sieber. Il marque une pause. «Certains de ces enfants n’ont tout simplement plus personne.»

Ces situations se sont multipliées ces dernières années, constatent unanimement spécialistes et autorités. La pandémie de Covid-19 a été un point de bascule. Elle a fragilisé les familles et laissé des séquelles durables. Beaucoup de parents restent dépassés. Les effets des réseaux sociaux compliquent encore les choses. La croissance démographique accentue la pression sur les structures. Et surtout, le profil des enfants a changé.

A Zurich, Sandra Abderhalden, membre de la direction du ZKJ, déclare: «Nous avons de plus en plus affaire à des cas complexes.» On l'observe également dans les foyers de l'Armée du Salut, comme le dit un porte-parole. Beaucoup d'enfants et d'adolescents amènent avec eux des expériences traumatisantes, de forts troubles du comportement et des diagnostics multiples comme le TDAH, les troubles du spectre autistique, les troubles post-traumatiques. Ils ont besoin d'un encadrement plus intensif, de lieux proposant des offres spéciales. De tels lieux ne sont pas faciles à trouver. C'est ce que l'on entend également au département de l'éducation du canton de Bâle-Ville, où se trouve la maison d'enfants Holee.

Il manque des places dans les foyers pour enfants

Ce manque a des conséquences dramatiques. Celles-ci préoccupent la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS). Joanna Bärtschi, responsable du dossier, déclare: «Il y a globalement un manque de places dans les foyers pour enfants et adolescents.» Mais pas de la même manière dans tous les cantons. De plus, certains luttent contre un manque de places pour les jeunes enfants, d'autres pour les adolescents. Le dénominateur commun, comme elle le dit: «Certains ont des listes d'attente.»

Problème: personne ne sait exactement combien d’enfants et de jeunes sont aujourd’hui placés hors de leur famille en Suisse. Aucune statistique nationale n’existe. La Confédération tente d'y remédier, mais peine déjà à s'entendre avec les cantons sur une définition commune de ce que recouvre un «placement extrafamilial». L'évaluation des besoins attendra encore.

En attendant, il s'avère que ce sont les cantons de Zurich, Vaud et Genève qui luttent le plus contre la pénurie. A Zurich, le service cantonal de la jeunesse a constaté que la demande dépassait largement l’offre. La structure de crise de Riesbach, censée accueillir les enfants quelques jours seulement, garde désormais certains jeunes quatre à cinq mois, faute de solution.

En Suisse romande, les départements compétents ont recueilli des chiffres: dans le canton de Vaud, 36 enfants et adolescents sont actuellement sur la liste d'attente pour une place en foyer, 11 sur celle pour une famille d'accueil. Dans le canton de Genève, ils étaient 19 au total à attendre fin juin.

Placés dans le service de pédiatrie

La situation est si précaire que les deux cantons romands placent des enfants dans des hôpitaux. Dans le canton de Vaud, ils sont de plus en plus nombreux: 66 enfants ont été placés dans un service de pédiatrie en 2022, 107 en 2024 - rien que cette année, 82 l'ont été jusqu'en juillet. Les enfants y restent en moyenne 19 jours. Il en va de même dans le canton de Genève: 55 à 100 placements à l'hôpital ont lieu chaque année. En moyenne, les petits ont trois ans et restent 40 jours.

D'autres vont encore plus loin: il y a deux ans, la SRF a révélé que des services de la Kesb de Zurich, Berne, Argovie, Bâle-Campagne, Lucerne et du Valais avaient placé des jeunes sans antécédents judiciaires dans une prison pour mineurs.

Cette situation est désastreuse. Les enfants et les jeunes ont besoin de stabilité. Le sentiment d'appartenir à un groupe, d'être désiré. Tout particulièrement lorsqu'ils ont vécu des ruptures, des négligences.

Une des chambres d'enfants de la maison d'enfants Holee.
Photo: Thomas Meier

Les éducateurs spécialement formés de la maison d'enfants Holee à Bâle y veillent. Ils sont là pour eux jour et nuit. Ils les aident à faire leurs devoirs. Ils négocient avec eux l'argent de poche et le temps passé devant les médias. Et les consolent. Surtout lorsque leurs parents leur posent un lapin ou ne viennent pas leur rendre visite. Le directeur du foyer, Stephan Sieber, explique: «Les enfants sont souvent déçus. C'est très amer.» Lui et son équipe les consolent alors. 

Zurich, Vaud et Genève ont tout de même reconnu le problème. L'Office zurichois de la jeunesse et de l'orientation professionnelle veut, selon ses plans, développer l'offre de places en foyer. Il en existe actuellement 1473, et il est prévu d'en augmenter le nombre de 8% d'ici 2029. Le canton de Vaud a des projets similaires, pour lesquels le Conseil d'Etat a notamment débloqué 80 millions de francs l'année dernière. Et dans le canton de Genève, on veut recruter davantage de familles d'accueil, en collaborant depuis peu avec Caritas. L'avenir nous dira si tout cela est efficace.

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