Conflit de générations en vue?
«Les jeunes doivent se révolter contre la réforme des retraites»

Les modèles de réforme des caisses de pension discutés au Parlement veulent «arroser» les vieux avec de l'argent qui va manquer aux jeunes générations, dénonce Brenda Duruz McEvoy, spécialiste de la prévoyance et experte pour le Centre patronal vaudois. Interview.
Publié: 16.06.2022 à 17:47 heures
|
Dernière mise à jour: 17.06.2022 à 11:09 heures
Partager
Écouter
Brenda Duruz est experte LPP agréée.
Photo: DR / Philippe Getaz
8 - Adrien Schnarrenberger - Journaliste Blick.jpeg
Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

La réforme des caisses de pension est l'un des plus gros dossiers de cette session d'été à Berne. Pourtant, alors que la thématique concerne 100% de la population et a un immense impact sur le porte-monnaie des Suisses, elle est loin de passionner les foules. Il faut dire que pour comprendre en détail les spécificités de la prévoyance helvétique, il faut solidement bûcher... ou être du métier.

C'est le cas de Brenda Duruz-McEvoy. La Vaudoise, responsable de la Politique sociale au Centre patronal. Avant cela, elle a longuement mis les mains dans le cambouis, d'abord à la Banque cantonale vaudoise, puis plusieurs diplômes qui lui ont donné le titre d'experte LPP agréée.

Ses collègues ont beau l'appeler «la technicienne froide», elle a le sens de la vulgarisation et de la formule. «Les surprises arrivent toujours par les Dittli», sourit-elle en évoquant les débats parlementaires au Conseil des États. Josef Dittli, un sénateur uranais à ne pas confondre avec la nouvelle conseillère d'État vaudoise Valérie Dittli, a provoqué un petit séisme à Berne.

L'élu du Parti libéral-radical a proposé une réforme plus généreuse que celle voulue par le Conseil national. Problème: la facture de 25 milliards n'a que peu séduit dans son propre camp, au point qu'il a dû remettre l'ouvrage sur le métier et retravailler une version plus consensuelle à 12 milliards.

Tandis que le dossier va continuer de faire l'actualité (il a été renvoyé en commission), Brenda Duruz-McEvoy monte au créneau. Quelle que soit la version retenue, les parlementaires font fausse route, en «arrosant» les vieux au lieu d'inciter les jeunes à renforcer les rentes par la capitalisation.

Vous vous alarmez d’une réforme «sur le dos des jeunes». C’est-à-dire?
Avec les modèles envisagés par le Parlement, nous sommes en train de créer des dettes pour une génération qui n’a pas encore le droit de vote et ne peut pas se défendre. C’est assez sournois et les principaux concernés, les jeunes, n’en sont pas conscients.

Pourquoi, à votre avis?
Il y a un déficit d’information, parce que les retraites sont un thème qui n’intéresse pas toujours les gens, et surtout un problème de technicité de la matière. De manière générale, il est toujours plus facile de reporter des charges sur les générations futures que de se serrer la ceinture. Avec l’inflation qui guette, il est difficile de dire aux aînés qu’ils auront moins que prévu. Ils ne sont, d'ailleurs, pas forcément conscients qu’ils prennent dans la tirelire de leurs petits-enfants.

Les caisses de pension sont, en effet, un domaine complexe. Nous vous mettons au défi: pouvez-vous expliquer le problème de manière simple?
Je veux bien. Avant de parler chiffres, commençons avec une image. Je souligne au préalable que j’ai beaucoup de respect pour les générations qui arrivent à la retraite et qui ont beaucoup travaillé. Nous avons simplement un problème structurel. Prenez un buffet dans un restaurant: il faut toujours un certain équilibre entre les gens qui mangent et les employés qui remplissent les plats. Or, les jeunes risquent d’arriver devant des plats vides…

Voilà qui semble logique. Nous sommes prêts pour le concret.
Il est question de ce que l’on appelle le «principe d’imputation». Le taux de conversion du minimum LPP va passer de 6.8% à 6%. Donc pour une épargne de 100’000 francs, la rente passe de 6800 à 6000. Or, les modèles discutés au Parlement veulent donner 200 francs de supplément à la génération de transition pour atténuer le choc. Faites le calcul vous-même: cela fait 8400 francs!

Comment expliquer cette générosité soudaine?
Il faut le dire clairement: c’est une manière d’acheter des voix, car ce sont ces générations qui votent le plus et qui peuvent faire la différence. Dans la presse alémanique, j’ai pu lire une analogie avec les émissions de CO2: comme si tout le monde devait réduire les émissions de CO2 par deux, mais qu’une génération de transition avait droit à un «bonus carbone» pour atténuer la transition. Quelqu’un a dit que ce n’était pas un arrosoir, mais un jet de jardin: tout le gazon sera noyé. L’allemand a une formidable formule: «Verschlimmbesserung» — une «amélioration» qui empire en réalité les choses…

On l’a compris: vous n’êtes pas favorable à cette réforme. Mais même sans cette soudaine générosité, cela ne va pas «sauver» les futures générations. Que préconisez-vous pour atténuer la pression sur nos retraites?
Nous avons la chance d’avoir en Suisse un premier pilier fort et obligatoire. Il y a une divergence de vues idéologique entre la gauche et la droite en ce qui concerne le deuxième pilier: il y a une volonté sous-jacente, par exemple chez les Verts, de faire du deuxième pilier un autre instrument redistributif, une forme de pot commun. On veut ainsi affaiblir le processus d’épargne qui permet à chacun d’accumuler son pécule pour sa retraite. Pour moi, il faut miser davantage sur la responsabilité individuelle et surtout beaucoup mieux informer.

Pour dire quoi?
Les choses telles qu’elles sont. Nous cotisons durant 40 ans de vie active environ, et l’espérance de vie restante à 65 ans est de plus de 20 ans désormais. Pas besoin d’avoir fait des diplômes supérieurs en Finance pour comprendre cette équation: il faut mieux préparer ses vieux jours et utiliser le long horizon de placement pour tirer parti du système de capitalisation proposé dans le deuxième pilier. Plutôt que de prendre l’argent ailleurs, il faut insister sur la responsabilité individuelle: le système social marche main dans la main avec celle-ci.

Avec le coût de la vie aujourd’hui, ce n’est pas toujours facile de «tourner» et de mettre quelque chose de côté…
C’est une question de niveau de vie. Prenons l’exemple, volontairement extrême pour permettre de saisir le mécanisme, d’un indépendant qui se dégage 7000 francs de salaire pendant toute sa vie. Il dépense tout son revenu chaque mois. Arrivé à la retraite, il n’a plus que les maigres 2400 francs de l’AVS à disposition. C’est un immense choc! Celui-ci aurait pu être largement amorti en réfléchissant à un niveau de vie cohérent en intégrant la retraite.

Mais est-ce aussi facile? Pour beaucoup de femmes, par exemple, la retraite coïncide avec une paupérisation. Et on l’a vu avec la grève du 14 juin, le projet d’AVS 21 est loin de les séduire…
Il faut traiter le mal à la source et non à ses symptômes. Je pense qu’il faut réfléchir en termes de modèle global: il faut un encouragement au second revenu. Dans certains cas, la mère de famille ne va pas travailler parce que l’argent qu’elle gagnerait passerait dans les impôts ou dans des frais de garde. Il faut de vraies incitations.

Par exemple?
L’imposition sur le second revenu est trop importante. Cela crée des incitations négatives à exercer un deuxième travail. Il faut une flexibilité globale: le père peut très bien travailler à 80% et la mère aussi, plutôt qu’un modèle 100% — 60%. Et, pour revenir au cas des femmes: on résout au Parlement des problèmes d’hier. Aujourd’hui, le principal enjeu n’est pas la retraite.

Ah non?
Non, ni la mort du conjoint ou concubin d’ailleurs. Le plus grand risque, c’est la séparation. Les femmes qui avaient réduit leur taux d’activité au profit de leur famille peuvent être jusqu’à triplement pénalisées en cas de séparation: elles sont déconnectées du monde du travail, elles ont des enfants à charge et elles ne bénéficient pas de la prévoyance du conjoint, car celle-ci n’est partagée que si les conjoints ont été mariés, pas entre concubins.

Vous insistez beaucoup sur la valeur travail, et une partie de la droite voudrait d’ailleurs indexer le départ à la retraite sur l’espérance de vie. Pourtant, avec les essais de semaine à quatre jours qui se multiplient, on a l’impression que les gens veulent travailler moins…
C’est une tendance que j’ai aussi identifiée. Je constate, comme vous, que les générations ont un rapport différent au travail. Mais je reste dubitative sur la semaine de quatre jours.

Pourquoi?
Peut-on vraiment faire sur quatre jours ce que l’on faisait jusqu’ici sur cinq? Selon les métiers, c’est peut-être possible, notamment dans le secteur tertiaire. Mais la réalité de beaucoup de nos adhérents, les PME du secteur secondaire par exemple, est différente. Je vois mal comment on pourrait monter autant de panneaux solaires en quatre jours qu’en cinq, par exemple.

Les jeunes ont-ils moins ce sens de la responsabilité individuelle?
Non, je ne pense pas. Il y a même des extrêmes, comme le frugalisme, ce courant d’économies drastiques en vogue chez certains jeunes qui aimeraient partir très tôt à la retraite. Comme je l’ai dit plus tôt, l’important est d’être suffisamment informé et conscient de l’importance que revêt la prévoyance.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune de 30 ans?
Faire un troisième pilier, et aussi lire attentivement les règlements de la caisse de pension avant de changer d’emploi. Lorsqu’on postule à un nouveau job, on pense souvent à négocier son salaire, mais pas toujours à s’informer au sujet de la caisse de pension. Il peut y avoir une grande partie de salaire cachée là-dedans.

Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la