C’est un promeneur pas comme les autres. Vraiment pas comme les autres… En cette froide après-midi d’avril, il sort de la luxueuse suite qu’il loue à l’année au Beau Rivage Palace de Lausanne pour arpenter d’un pas calme et gracieux, un parapluie à la main, les quais d’Ouchy.
Le thermomètre affiche péniblement 10 degrés. Autour de son cou, ce sexagénaire arbore une écharpe en cachemire, lui qui déteste avoir froid. Sur sa tête, une casquette. Sur son visage, l’accessoire idéal pour ne pas être démasqué: un masque anti-covid.
Hisham Talaat Moustafa vous domine de son mètre nonante, de sa carrure trahissant son goût pour la natation et surtout de son regard noir et profond. Un vécu dense s’y reflète et une certaine familiarité avec la violence aussi, lui qui avait été accusé d’avoir tabassé son beau-frère lors d’une dispute de famille. Blick l’aborde sans avoir le temps de se présenter, le magnat égyptien de l’immobilier et de la construction ne s'arrête pas.
Elle meurt, la gorge tranchée
À 64 ans, Hicham Talaat Moustafa est l’un des hommes les plus riches d’Égypte et même du monde. Dès le 2 septembre 2008, date de son arrestation pour avoir commandité un assassinat, il a fait les gros titres des journaux du monde entier. Lui a toujours clamé son innocence, sans jamais convaincre personne cependant, ou si peu.
En une occasion, s’estimant «piégé par les ennemis du succès», il avait notamment asséné: «Je demande la protection de Dieu, car il est mon meilleur avocat. Ces mensonges ne pourront pas déplacer les grandes pyramides que j’ai construites dans l’économie égyptienne.» Mais officiellement, Hisham Talaat Moustafa reste un criminel. C’est aussi un ancien condamné à mort.
Selon la Justice, ce père de trois grands enfants, fervent musulman, avait commandité l’assassinat de Suzanne Tamim en 2008. La pulpeuse diva pop libanaise, qui s’était fait connaitre largement dans le monde arabe après avoir remporté l’émission ultra-populaire «Studio el fan» en 1996, allait avoir 31 ans.
Toujours adulée pour sa beauté et sa voix mélangeant airs pops et mélodies classiques arabes, les policiers l’avaient retrouvée lardée de plusieurs coups de couteau et la gorge tranchée à son domicile de Dubaï, dans le quartier résidentiel de Jumeirah. C’était un funeste 28 juillet 2008. Des photos du cadavre avaient ensuite fuité dans la presse, provoquant un grand émoi au Liban.
Sa deuxième épouse ou rien
Les enquêteurs avaient rapidement mis la main sur l’arme du crime et du même coup sur le coupable. C’est un certain Mohsen al-Sukkari qui a exécuté Suzanne Tamim, se faisant passer pour un employé de son immeuble. Cet ancien officier de la sécurité d’état égyptienne avait été arrêté, grâce à Interpol, au Caire quelques jours après son geste fatal.
Il avait commis la bévue d’acheter l’arme du crime avec sa propre carte de crédit… Les vêtements que portrait le trentenaire le jour de son crime contenaient des traces ADN compromettantes. Il avait de plus été enregistré sur les images de vidéosurveillance de l’immeuble.
L’homme était l’employé d’Hisham Talaat Moustafa dans un de ses hôtels «Four Saisons» en Égypte à l’époque du crime. Le richissime homme d’affaires l’avait mandaté pour voir disparaître celle qui fut sa maitresse pendant trois ans, mais qui l’avait quitté depuis quelques mois pour se réfugier en Grande-Bretagne puis à Dubaï.
Selon Riyad El Azawi, champion du monde de kickboxing et dernier petit ami de la disparue, la polygamie restant légale en Égypte, Hisham Talaat Moustafa avait proposé 50 millions de dollars à Suzanne Tamim pour faire d’elle sa deuxième épouse. Sans succès, mais avec au final des menaces, avançait aussi cet homme…
Le 2 septembre 2008, après des semaines de rumeurs qu’il allait jusqu’à démentir à deux reprises à la télévision, arguant que «de tels ragots nuisent à l’économie du pays», Hisham Talaat Moustafa est donc arrêté. Et accusé d’avoir commandité l’assassinat de sa jeune maitresse.
Le président du puissant groupe Tallat Moustafa qui compte une trentaine de sociétés et emploie 60'000 personnes, élu depuis 2004 au Conseil de la Choura du Parlement égyptien sous les couleurs de l’ultradominant Parti national démocratique — et grand ami de Gamal Moubarak, fils de l’ancien président Hosni Moubarak — est déchu de son immunité parlementaire. «Ce n’est pas seulement un magnat des affaires. C’est un homme qui a construit son empire grâce à son appartenance au parti au pouvoir et à sa proximité avec les décideurs», rappelait à l’époque le politologue égyptien Hassan Nafaa.
Procès sous très haute tension
Son procès s’ouvre sous très haute tension le 18 octobre 2009 au Caire en présence de la police anti-émeute. De très nombreux journalistes assistent à l’audience, mais avec l’interdiction de prendre la moindre note. Hisham Talaat Moustafa comme Mohsen al-Sukkari plaident non coupable.
Cependant, le 21 mai, les juges les condamnent tous deux à mourir par pendaison. À l’énoncé du verdict, les deux filles de Talaat s’effondrent en larmes et sa femme s’évanouit. Comme le veut la procédure, un mois plus tard, le grand Mufti d’Egypte Cheikh Ali Goma’a confirme la sentence capitale.
Mais, en mars 2010, à la suite d'un vice de forme, un nouveau procès est organisé et la peine est finalement réduite à 15 ans d’emprisonnement pour Hisham Talaat Moustafa et à 25 pour son homme de main. L’homme d’affaires déchu n’en purgera finalement que huit.
En juin 2017, à l’instar de 501 autres criminels, il est en effet gracié pour raison de santé par Abdel Fattah al-Sissi. Et en mai 2020, le même président égyptien libérait 3157 détenus à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, la fête marquant la fin du Ramadan. Parmi eux, figurait Mohsen al-Sukkari, l’homme au couteau.
Des comptes plus si cachés en Suisse
Depuis plus de deux ans, Hisham Talaat Moustafa et sa compagne sont donc des habitués du Beau Rivage Palace, le BRP pour les intimes. Le tycoon égyptien y descend très régulièrement sous son véritable nom et parfois pour plusieurs semaines.
Il y est actuellement, d’après nos informations, jusqu’au 19 avril. Dans ce Palace lausannois, où le dictateur zaïrois Mobutu Sese Seko avait ses habitudes en son temps, il a toujours une table au restaurant et en terrasse réservé. Il se présente généralement sans prévenir au volant de sa Rolls-Royce Cullinan ou celui de la Bentley Continental de Madame, toutes deux arborant plaques genevoises.
En février 2022, les «Suisse secrets leak» révélaient qu’une partie de la fortune d’Hisham Talaat Moustafa était placée incognito chez Credit Suisse, tout comme celle d’Alaa et Gamal Moubarak. On sait aussi qu’Hisham Talaat Moustafa aime la musique classique, la lecture et la natation, qu’il va parfois déjeuner chez Franck Giovannini, au Restaurant de l’hôtel de ville de Crissier où il était encore mardi.
Autres murmures indiscrets: il répugnerait à être servi par des femmes et se montrerait régulièrement détestable avec le personnel du BRP. «Lorsqu’on lâche quelque deux millions de francs par année dans son hôtel, on est en droit de se montrer exigeant...», pense-t-il sans doute. Deux millions… Ce chiffre a un son familier aux oreilles de tous ceux qui ont suivi l’affaire Hisham Talaat Moustafa - Suzanne Tamim. C’est aussi le montant, mais en dollars, qu’Hisham Talaat Moustafa aurait versé à son tueur à gage pour qu’il le venge de la regrettée Suzanne Tamim.
Pour lui, tout ça, c’est du passé. Fin mars, le PDG et directeur général du groupe Talaat Mostafa Holding, devenu officiellement milliardaire fin 2023, était même reconnu comme l'un des promoteurs immobiliers égyptiens les plus influents au Moyen-Orient par le prestigieux magazine Forbes.
Mais son passé dirige encore sa vie. C’est à cause de ce lourd bagage que le ponte de l’économie égyptienne fréquente si assidûment Lausanne. Revenons sur les quais d’Ouchy, où notre homme poursuit calmement sa balade après notre approche infructueuse. Une sculpturale joggeuse croise sa route. Une goutte de pluie tombe. Puis, une autre. Il ouvre son parapluie et continue son chemin. Imperturbable.