Plus «transparent»
Pour se passer de ChatGPT, la Suisse construit son propre modèle d'intelligence artificielle

Le superordinateur le plus rapide de Suisse tourne à Lugano, au Tessin. Prénommé Alps, il contribue à l'avenir de l'intelligence artificielle (IA) en Suisse. C'est ainsi qu'est née «SwissLLM», un modèle semblable à ChatGPT.
Publié: 11:01 heures
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Ce bâtiment gris de Lugano abrite l'ordinateur le plus rapide de Suisse.
Photo: keystone-sda.ch
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Tobias Bolzern

Derrière l’agitation tranquille du stade de Cornaredo à Lugano, un tout autre terrain de jeu s’active. C’est ici, à l’étage d’un bâtiment gris, que tourne Alps. Entré en service en septembre 2024, le superordinateur le plus puissant de Suisse est au cœur d’un des projets d’intelligence artificielle (IA) les plus ambitieux d’Europe.

Le superordinateur sirote l'eau du lac de Lugano

Ce qui se cache dans le bourdonnement de l'appareil est difficile à saisir. Pour qu'un ordinateur portable classique calcule la même chose qu'Alps en une journée, il aurait fallu commencer à l'époque des mammouths. Alors que son prédécesseur (Piz Daint) faisait un bruit assourdissant, Alps est bien plus silencieux. Le superordinateur sirote l'eau froide du lac de Lugano pour se refroidir.

Si la Suisse peut participer à l'essor de l'IA, elle le doit à un choix judicieux et à des partenariats de longue date. En 2021, le Swiss National Supercomputing Centre (CSCS) a commandé la dernière génération de cartes graphiques Nvidia, avant même que l'engouement pour ChatGPT n'éclate. Alps a coûté 100 millions de francs. Aujourd'hui, il faudrait débourser 400 millions de francs pour un tel appareil. Au lieu de transmettre les précieuses puces, il a été décidé, en collaboration avec les hautes écoles, de lancer un projet Moonshot. Un modèle purement suisse.

«Nous voulons montrer qu'il est possible de faire autrement», explique Imanol Schlag, chercheur au centre IA de l'EPFZ et codirecteur du projet. Ce modèle suisse doit être transparent, indépendant et digne de confiance. Le chercheur échange depuis des mois avec le CSCS, qui exploite Alps. L'objectif est de créer un modèle différent de ChatGPT.

La version suisse se veut plus transparente

Les grands groupes d'IA collectent aujourd'hui d'importantes quantités des données. Livres, articles de journaux, Wikipedia, blogs: tout ce qui se trouve sur la toile est utilisé pour améliorer les performances de certains services. Souvent sans autorisation, parfois même illégalement. C'est ainsi que naissent des modèles avec des paramètres de plus en plus puissants. Plus un modèle en possède, plus il est capable de répondre à des questions compliquées. Mais la quantité n'est pas toujours synonyme de qualité.

Les chercheurs suisses ont décidé d'emprunter une autre voie. «Nous sommes convaincus qu'il est possible de construire de bons modèles avec des données propres, même si elles sont plus petites», explique Imanol Schlag. Une étude à laquelle il a collaboré le montre: le modèle d'IA suisse peut être performant, sans utiliser des données obtenues de manière douteuse. SwissLLM a été entraîné avec 15 billions de «tokens», des éléments de texte découpés. Parmi eux, on trouve par exemple des contenus scientifiques, des codes sources et 1000 langues. Malgré sa petite taille, la version à 70 milliards de paramètres se situe, lors des tests, au même niveau que Llama 3 de Meta.

Mais il ne s'agit pas seulement de la quantité de données. Les grands modèles d'IA américains ont certes beaucoup de paramètres, mais ils ne sont pas transparents. Et souvent difficilement contrôlables. «La Suisse, en revanche, mise sur une IA transparente, qui fonctionne selon des principes scientifiques», explique Imanol Schlag.

Une visite dans ce centre de Lugano le prouve: pas de contrôle d'identité, pas de porte blindée, pas d'agents de sécurité armés. Le CEO d'une boîte de tech américaine réagit avec stupéfaction face à tant d'insouciance. «Les centres de données américains sont tellement verrouillés que même les autorités ne savent pas qu'ils existent.» A Lugano? Du béton apparent, des portes en verre et une machine à espresso à l'entrée.

S'affranchir du modèle américain

Alps est un centre de recherche financé par des fonds publics. Les entreprises privées peuvent utiliser le superordinateur, mais uniquement en collaboration avec une université. La mission principale? La science. Il s'agit ainsi d'éviter que la technologie ne serve que les intérêts des grands groupes.

L'ambition est claire: la Suisse veut participer à la conception et l'amélioration de l'IA. Alors que les Etats-Unis alignent leurs modèles d'IA sur leurs plans politiques et que la Chine l'utilise de manière ciblée pour censurer et surveiller, la Suisse prend un autre chemin. Celui-ci repose sur un principe simple: la transparence. La Suisse veut aussi prouver qu'un pays qui ne compte pas des centaines de millions d'habitants ou de géants de la technologie peut malgré tout jouer un rôle pertinent s'il défend les bonnes valeurs.

Mais cet avis ne fait pas l'unanimité. «La Suisse seule est trop petite pour rivaliser de manière isolée avec le reste du monde», explique Maria Grazia Giuffreda, directrice adjointe du CSCS. «C'est pourquoi la collaboration est absolument essentielle», affirme-t-elle. Il s'agit ainsi de créer une infrastructure d'IA commune, conforme aux valeurs européennes. C'est aussi la vision d'Imanol Schlag.

L'urgence est réelle. L'IA est aujourd'hui un instrument de puissance géopolitique. «Si nous ne la développons pas nous-mêmes, nous céderons le contrôle», dit-il. Et son avertissement est très concret. «Si OpenAI décide un jour de fermer ChatGPT, alors nous aurons un problème», explique-t-il. Selon lui, l'accès à une infrastructure aussi centrale - comparable à l'approvisionnement en électricité - ne doit pas dépendre du modèle commercial d'une entreprise américaine.

Tribunaux et autorités pourraient en profiter

L'équipe de chercheurs a choisi, pour l'instant, de ne pas collaborer avec la concurrence. L'objectif n'est pas de battre ChatGPT, mais de créer une base. Pour l'Europe, pour la recherche, pour la prochaine génération d'applications d'IA. Imanol Schlag parle d'un «kit de construction pour un avenir meilleur».

Les applications du modèle suisse d'IA sont multiples. le Tribunal fédéral pourrait faire résumer automatiquement les décisions de justice, les entreprises pourraient trier plus intelligemment leur flot d'e-mails, les autorités pourraient traduire des documents. «Tout travail avec des inputs et des outputs de texte», explique Imanol Schlag pour illustrer les possibilités. 

Miser sur la diversité

Dans le domaine juridique et médical notamment, où la protection des données est critique, un modèle transparent et exploité localement pourrait être utile car aucune donnée n'est transmise à un quelconque serveur. La Suisse se positionne non seulement en tant que site de recherche, mais aussi en tant qu'acteur politique. Alors que les Etats-Unis, sous Donald Trump, veulent «désidéologiser» les modèles d'IA – et imposer ainsi leur propre idéologie – on mise ici sur la diversité.

Mais cette voie est fragile. Les coupes annoncées pour 2026 dans la recherche et l'éducation inquiètent les experts locaux. «J'espère que les politiques sont conscients de l'importance de l'IA dans le monde», avertit Grazia Giuffreda. Ne plus investir pleinement dans la recherche et l'IA pourrait faire de la Suisse «l'un des derniers de la classe en Europe, au lieu d'être la force motrice que nous avons été jusqu'à présent».

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