Dans son souvenir le plus ancien, Rebekka Allemann a trois ans. Elle est assise dans un avion qui vient de décoller de Séoul, en Corée du Sud, et qui va atterrir à Genève. Elle pleure et vomit. Ensuite, plus rien.
Ce n'est que bien des années plus tard qu'elle apprendra d'où viennent ses racines, où elle est née. Et la nouvelle viendra de ses parents biologiques.
Des milliers d'enfants de Corée du Sud
Aujourd'hui, Rebekka Allemann a 53 ans et est assise dans un café de Zurich. Elle vient de poser pour notre photographe. Elle est nerveuse car elle n'aime pas être au centre de l'attention. Et pourtant, elle a fait de son histoire un roman. Dans son livre «Importkind», qui vient de paraître, elle raconte comment elle a grandi entre deux mondes, comment elle a cherché ses origines.
Rebekka Allemann est née Eun-Jung Kwak, en 1972 à Jongno-Gu, un quartier de Séoul. Lorsqu'elle vient au monde, ses parents ont déjà un enfant, une petite fille alors âgée de cinq ans. Que faire de cette nouvelle bouche à nourrir? Le couple pense à l'adoption.
Mais ce n'est que trois ans plus tard que le voyage commence. Le jour du départ, la toute petite fille reçoit du kongnamul, des pousses de soja blanchies et marinées, accompagnées de riz et de soupe. Elle n'en mange que la moitié – elle veut garder le reste pour plus tard. Ce qu'elle ne sait pas, c'est quelle sera déjà dans l'avion pour Genève.
Son cas n'est pas le seul à l'époque. A partir des années 1960, des milliers d'enfants sont donnés en adoption en Corée du Sud. On estime qu'il y en a plus de 200'000. Et environ 1000 d'entre eux sont venus en Suisse.
Sa mère adoptive voulait un garçon
Rebekka Allemann grandit dans la vallée de la Sihl, dans le canton de Zurich, avec trois frères et sœurs blonds aux yeux bleus. Ils sont plus âgés qu'elle de plusieurs années et - à l'exception d'un frère - ne s'intéressent pas à elle. Ils sont même parfois très jaloux.
Sa mère adoptive avait en fait voulu, à la base, adopter un garçon du Pérou. «Mais les enfants péruviens étaient en rupture de stock à l'époque. C'est là que j'entre en jeu», explique ironiquement Rebekka Allemann. D'après elle, sa nouvelle mère n'a cessé de lui faire comprendre ce fait.
C'est pourquoi la petite fille fait de son mieux pour se faire accepter par sa nouvelle famille. Même si elle sent que quelque chose cloche profondemment. La nuit, elle mouille son lit. Parce que, comme elle l'écrit, elle a terriblement peur. «Peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas répondre à ce qu'on attend de moi. Je ne veux pas être une enfant à problèmes que l'on regrette d'avoir adopté». Elle arrête donc de boire après le dîner.
Un devoir de gratitude
Une règle tacite: «sois reconnaissante et tais-toi». On lui répète sans cesse qu'elle a eu de la chance. Si elle n'avait pas été adoptée, elle aurait «fini sur le trottoir en Corée», selon sa mère adoptive. Rétrospectivement, Rebekka Allemann le comprend: «Ce sentiment de devoir être reconnaissant et loyal était constamment présent pour pouvoir assoir une autorité».
Il n'y a pas de discussion ouverte sur ses origines ou sur son ressenti. Le silence prévaut. Même en dehors de la famille, la petite Rebekka a la vie dure: elle subit le racisme, l'exclusion, l'isolement de la part des autres enfants. «Grandir en Suisse dans les années 70 et 80 était un cauchemar», écrit-elle dans son livre. La seule échappatoire qu'elle trouve est le sport, plus particulièrement la gymnastique artistique.
Et puis, il y a son passé. Sa mère laisse régulièrement entendre qu'il est arrivé «quelque chose de mal» à Rebekka avant son adoption. Ce non-dit l'a accompagné tout au long de son enfance et de son adolescence, comme un fantôme.
Un grave soupçon dans son dossier
Ce n'est que bien des années plus tard qu'elle lit dans les dossiers de l'autorité de tutelle qu'on soupçonne qu'elle a été abusée sexuellement dans la première famille où elle a été placée lors de son arrivée en Suisse. Il y est également écrit qu'elle a cessé de manger et qu'elle ne parlait plus. Rien n'a jamais été vérifié officiellement. Elle a ensuite été placée dans un hôpital psychiatrique pour enfants.
«Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé à l'époque», dit aujourd'hui Rebekka Allemann. Personne ne connaît les détails. «C'est peut-être ce qui a été le plus dur: ne pas savoir.» A 17 ans, la jeune femme quitte ses parents adoptifs et commence à survivre grâce à des petits boulots. Elle trouve finalement sa voie dans l'informatique et devient chef de projet. Plus tard, elle se marie et devient mère de deux filles.
Mais ce qui reste, c'est le désir de connaître sa famille biologique. «J'ai toujours voulu retrouver ma grande sœur», dit-elle. Dans son livre, elle décrit comment, enfant, elle regardait souvent la lune et s'imaginait que quelque part dans le monde, sa sœur était elle aussi en train de regarder le ciel. «Je m'imaginais à quel point ce serait bien d'avoir quelqu'un à mes côtés pour jouer avec moi, dit-elle. J'étais une enfant très solitaire».
Savoir d'où on vient
En 2004, Rebekka Allemann retourne en Corée du Sud pour la première fois depuis son adoption. Elle part à la recherche de sa famille biologique, et la trouve. Sa mère et un frère, venu au monde après elle, se présentent pour discuter avec la traductrice. Tous pleurent. «C'était un moment surréaliste», écrit-elle.
Au fil des ans, elle se rend à plusieurs reprises en Corée. Lors d'un voyage, elle retrouve aussi sa sœur ainsi que son père. Elle tente d'établir un lien avec eux, mais la distance émotionnelle reste perceptible. «Je me suis parfois demandé s'il n'aurait pas été préférable que je ne les retrouve jamais», dit-elle aujourd'hui. «C'était une illusion qui s'est dissipée. On s'imagine tout si beau. Et puis on se rend compte qu'en fait, je ne leur ai pas manqué».
Malgré cette déception, les retrouvailles marquent un tournant pour Rebekka Allemann. Des années auparavant, elle s'était toujours sentie trop instable pour fonder elle-même une famille. «J'étais toujours à la recherche de quelque chose». Ce n'est qu'en connaissant ses origines que quelque chose s'est calmé. Elle n'a jamais ressenti de colère envers ses parents biologiques. «Je me suis toujours persuadée qu'ils ne m'auraient pas abandonnée si cela n'avait pas été absolument nécessaire».
Stop aux adoptions à l'étranger!
Aujourd'hui, elle l'affirme: «J'ai réussi à faire face à mon passé. Mais j'ai dû dépasser la cinquantaine pour pouvoir écrire ce que l'adoption m'avait fait.» Au mois de janvier, suite à une enquête ayant confirmé de graves manquements systémiques, le Conseil fédéral a annoncé vouloir interdire les adoptions internationales. Entre les années 1970 et 1990, des milliers d'enfants ont été amenés en Suisse dans des conditions douteuses, voire parfaitement illégales.
Dans certains cas, il s'agissait de trafic d'enfants, dans d'autres, le consentement des parents biologiques faisait cruellement défaut. De nombreux documents ont été falsifiés. Rebekka Allemann précise: «Même si mon adoption était juridiquement correcte, j'ai dû faire face à tant de choses.»
Elle salue le fait que la Suisse souhaite interdire les adoptions à l'étranger. «Le fait que nous en soyons encore là montre à quel point les choses ont mal tourné. Et pendant combien de temps nous avons fermé les yeux.»