Dans les villes industrielles, on se lève avec les poules. Je retrouve le rappeur Buds à… 6h45, en face de l’horloge de la gare et du bâtiment Ebel-Movado.
Ce mercredi 19 avril, sur la terrasse du Café Brésil — clin d’œil à ses origines mixtes, je suis bien décidé à trancher la question qui hante mes collègues spécialistes de hockey en marge de la finale de National League: Biel/Bienne est-elle alémanique ou romande?
Haussement d’épaules. Personne ne se pose la question ici, m’assure Natan Veraguth, de son vrai nom. Bienne est (au moins) bilingue, comme lui. C’est tout. Bon. Puisque le débat est clos, parlons de l’identité de cette «métropole» pas comme les autres.
«J’ai grandi ici dans la communauté suisso-brésilienne, mais avec des amis kosovars, somaliens, turcs et tout. C’est une ville très ouverte, mais il y a quand même un certain patriotisme local.» Le musicien y revient pour se ressourcer, entre deux tournées, entre deux voyages professionnels.
«Comme moi, les Biennois ont une relation d’amour-haine avec leur ville. A 33 ans, je déteste son aspect village, et il y a certaines facettes de la mentalité qui me conviennent moins. Mais si je suis fier de venir d’une ville ouvrière, humble. Ici, il n’y a pas de côtés chics comme sur la Riviera ou à Zurich.» On n’aime pas trop les têtes qui dépassent.
Vie nocturne moribonde
«Si t’as envie de voir plus grand, tu dois t’exporter. Beaucoup sont partis.» Et les choses ont changé. «Quand j’avais 20 ans, c’était un peu sauvage, il y avait une scène nocturne et un nombre de boîtes incroyables, il y avait des gens qui venaient de partout, on avait l’impression de vivre dans le centre du monde.»
Mais il y avait aussi davantage de violence. «On avait l’impression que c’était sans loi. Il y avait énormément de squats, il y avait des guerres entre bandes. J’ai aussi des amis qui sont tombés dans la drogue.» Toute la Suisse venait aussi s'y fournir en cannabis. La répression a eu raison de beaucoup de ces «coffee shops» illégaux.
Après minuit, le monde de la nuit biennois est moribond. Le centre culturel X-Project vient de quitter le centre-ville et la Coupole, lieu mythique de la culture alternative, ne rouvrira, après rénovation, qu’en automne. «Je ne vois plus trop de rêve dans cette ville. Le terrain Gurzelen (ndlr: ancien stade de foot transformé en espace artistique, associatif et festif), c’est un peu la seule chose qui reste dans l’esprit biennois.»
«Café welsch ou alémanique?»
J’en parlerai avec son DJ, OVE, plus tard. Il est 7h20. Ma prochaine étape: le communication center, de l’autre côté des voies. Romana Onori m’accueille à la réception. «Vous voulez un café welsch ou alémanique?» Ses doigts traduisent: serré ou allongé? Serré.
8h33 précises. La séance de rédaction réunit des journalistes du «Journal du Jura», du «Bieler Tagblatt», de la radio bilingue Canal 3 et de TeleBielingue. Theo Martin, de la plateforme ajour.ch, anime les débats et saute du français à l’allemand dans la même phrase. «Les vrais bilingues sont rares, moi, je ne le suis pas, me lance le chef du web, Parzival Meister, dans un français presque parfait, mais pas sans accent. Ce qu’on veut, dans cette ville, c’est se comprendre.» Sur le papier, pas de découpage par quartier. «Mais il y a des bars qui sont plutôt francophones. Certains sports aussi, comme le basket.»
Il décrit sa ville en plusieurs adjectifs. Rouge, alternative, rough (rude ou dur, en français) et très ouverte. Rouge, parce qu’elle est «historiquement plutôt de gauche». Alternative «parce qu’il y a du hip-hop, de la techno, un peu tout, et que les politiques n’ont jamais rien eu contre la Coupole». Rude, par opposition à branchée ou arrogante. «Par ailleurs, tout le monde est accepté. Par exemple, il y a 8 ou 10 ans, il y avait une majorité de personnes homosexuelles au Conseil municipal (ndlr: exécutif). Ça n’a jamais été un sujet de discussion dans la population.»
Travailleurs exemptés d’impôts
Au kiosque de la gare, on s’adresse à moi en allemand d’abord, puis on passe au français. Même chose au restaurant L’Arcade. Les vitrines de Manor sentent, elles, plus la baguette que les spätzli. Au Nouveau Musée Bienne, la directrice est alémanique, mais m’offre un tour de l’expo permanente, en français.
«Bienne n’a pas toujours été bilingue, souligne Bernadette Walter. Le premier Règlement de la Ville en français date de 1920. Mais jusqu’en 1964, seul le texte en allemand faisait foi. Il y a bien sûr eu l’occupation napoléonienne, mais le vrai catalyseur pour le développement du français a été l’horlogerie, dans les années 1850, avec l’arrivée d’ouvriers des montagnes neuchâteloises et jurassiennes.» Ces travailleurs ont notamment été attirés grâce à une exonération d’impôts pendant cinq ans et l’assurance de voir leurs enfants scolarisés dans leur langue.
Aujourd’hui, c’est la quasi-parité: 43% de francophones, 57% de germanophones. Dans la pratique, les deux se mélangent souvent. «Sur ce mur, on voit des exemples de phrases trouvées dans l’espace public. Par exemple, ce panneau qui dit: 'Wir sind heute exceptionnellement fermé!'»
L’immigration — il y a 30% d’étrangers de 140 pays à Bienne — amène aussi son lot de francophones. «A leur arrivée, ils doivent choisir dans quelle langue leur progéniture sera scolarisée, développe l’historienne de l’art. Depuis pas si longtemps, il y a aussi des filiales bilingues.»
La pénurie de logements lémaniques profite à Bienne
Après avoir englouti rapidement un plat du jour de prince au Bel-Air — où le personnel converse en italien, mais prend les commandes en suisse allemand ou en français — j’ai rendez-vous avec Erich Fehr, maire de la ville depuis 2011. Le socialiste, de l’aile droite de son parti, arrive au Joran, restaurant du port, un peu fatigué. La veille (mardi), il était à deux heures de route d’ici, à Genève, pour assister à la victoire du HC Bienne lors du troisième match de la finale. Le but victorieux de Yannick Stampfli l’a libéré peu avant 23h.
D’un père thurgovien, Hermann, qui a aussi été maire socialiste de Bienne de 1977 à 1990, et d’une mère saint-galloise, le quinquagénaire doit son bilinguisme au hockey. «J’ai appris le français lors des entraînements avec mes coéquipiers du Jura bernois, en junior. Dans les vestiaires, on parlait dans les deux langues.»
Aujourd’hui, il se présente comme Romand lorsqu’il est avec des Romands et comme Alémanique avec les Alémaniques. Comment expliquer la progression de la langue de Molière? «Il y a une ferme volonté politique, mais qui n’a pas de prix, explique Erich Fehr. Je ne peux pas vous donner les chiffres des montants investis, il n’y a pas de ligne budgétaire dédiée au bilinguisme.»
Jeunes francophones discriminés à l’embauche?
La pénurie de logements est aussi passée par là. «Ceux qui n’arrivent pas à trouver d’appartement à Zurich se tournent plutôt vers Aarau, Soleure ou Olten. Mais les habitants du bassin lémanique viennent à Bienne, plutôt qu’à Fribourg ou Neuchâtel. C’est aussi idéal pour les couples bilingues, nous sommes à une heure de Lausanne et à une heure de Zurich.»
Le politicien laisse les faits divers, la mauvaise réputation de Bienne et son gang à la presse de boulevard. «Il ne faut pas exagérer. Nous avons les mêmes défis urbains que les autres villes de Suisse.»
Quid des personnes 100% francophones, souvent jeunes, qui se plaignent de ne pas trouver de job ou d’être discriminées à l’embauche? «C’est un peu une revendication à la française. Pourquoi ne pas apprendre l’allemand? On remarque aussi que la formation duale est beaucoup moins valorisée chez les Romands, qui favorisent la matu. Par conséquent, il y a moins de places d’apprentissage orientées vers les jeunes qui ne parlent que le français.» Dans ses habits de ville, il part vers un studio télé, «pour parler du HC». J’ai oublié de lui tirer le portrait.
«Ici, les gens marchent lentement»
OVE m’attend sur la terrasse de l’Inizio Bar, au centre-ville. Ce DJ, beatmaker et producteur de rap travaille avec Buds, mais aussi avec le Genevois Di-Meh, entre autres. Dans l'ombre. A 21 ans, Noé Weber est très demandé, passe sa vie à Berlin, Paris, Bruxelles ou New York. «Ici, c’est reposant, tout le monde marche lentement. Tout le monde se connaît. Et c’est très facile de s’intégrer. C’est une ville sociale et solidaire, qui accueille tout le monde.»
Les terrasses des cafés ne sont pas vides au milieu de l’après-midi. «Il y a beaucoup d’artistes, de musiciens, de gens qui fondent des start-up, qui ne bossent pas forcément en continu de 8h à 17h, remarque cet ancien hockeyeur des équipes nationales juniors. J’ai un peu le même feeling que je peux avoir à Berlin. D’ailleurs, quand mes amis berlinois viennent, ils disent souvent que c’est un mini Berlin. Même s’il n’y a plus que deux vrais clubs, il y a aussi des fêtes dans des locaux ou des appartements, des raves, aussi. Il faut connaître. Mais voilà, les autorités veulent en faire une ville touristique. Tu sais qu’ils ont construit un hôtel juste derrière la Coupole?»
Dans la vieille ville, des habitantes et des habitants se rebellent contre le First Friday, manifestation populaire, commerciale et festive, qui a lieu tous les premiers vendredis du mois. Mais qu’importe, si le HC Bienne remporte sa série contre Genève-Servette la ville explosera, prédit-il. «Tout le monde veut la freie Nacht. Pour nous, c’est une façon de dire qu’on existe, qu’on est meilleur que Zurich. Tout le monde dit que Bienne est pauvre, mais avec moins de moyens, on peut y arriver aussi.» Après quatre matches, les deux équipes sont désormais à égalité (2-2 après la rencontre de ce jeudi).
«Vous voulez de l’argent?»
Au Sporting, j’essuie plusieurs refus. «Je ne veux pas parler en français», me lance un ancien. «Vous voulez de l’argent?», me demande un second, en anglais. Sur la terrasse, Andreas Etter, syndicaliste, accepte le challenge. Originaire du Seeland, il s’est installé ici à Biel pour des raisons financières, après avoir vécu à Berne. «Je cherchais un 4 pièces que je pouvais me payer.»
Il s’y sent bien. «Tout est léger, facile. Les Biennois vivent et laissent vivre. Il y a beaucoup de gens aux sociaux, beaucoup d’immigrés, mais on s’en fiche. C’est une ville moderne, avec des bâtiments comme la Tissot Arena (ndlr: la patinoire du HC Bienne), mais aussi une jolie vieille ville, pas polluée par les grands magasins. L’innovation côtoie la nature. C’est super pour les balades avec les enfants.»
La disco 60 + du dimanche
17h. Sur le chemin de la gare, une brasserie parisienne. A l’Odéon, Claire Boillat-von Büren, Silvia von Beust-Lüthi et Mario Sottanella marient coupes de champagne et discussions animées. «Venez, on vous fait une place.» Béquille à sa droite, la première, Neuchâteloise d’origine, «ne regrette qu’une chose: à Bienne, il y a vraiment des avantages à être Alémanique. Il y a des pharmacies où personne ne parle français, et parfois même des médecins».
Son amie est née dans la vieille ville, dans une famille de relieurs-encadreurs. «A l’époque, face à Neuchâtel, on complexait, parce qu’on n’avait pas d’université, se souvient Silvia von Beust-Lüthi. Aujourd’hui, Bienne a le vent en poupe. Lors des journées photographiques, des gens me disent que j’ai de la chance de vivre ici. C’est assez nouveau.»
Leur compère, venu des Abruzzes en 1960, ne repartirait pour rien au monde, après avoir été casserolier, ouvrier et chef dans l’horlogerie, puis à la tête d’une bijouterie. «Je ne peux pas, parce qu’il y a l’Odéon», lâche-t-il, pince-sans-rire. Il a même dédié un poème à son bistrot préféré, accroché juste là, au mur.
Tous les trois se réjouissent déjà de la prochaine «Disco 60 +» au Duo, le 7 mai. «Une fois par mois, Pro Senectute organise une fête le dimanche après-midi pour les gens de notre âge, clarifie Silvia von Beust-Lüthi. C’est fantastique. Il y a du ABBA, les Stones, … L’horaire n’est pas très arrangeant, mais bon, on faisait aussi des surboums l’après-midi en baissant les stores, quand on était jeunes.» A Bienne, on ne se fait pas de... bile.