Avant notre venue, Max Monnard a rempli un petit carnet quadrillé d’une grosse écriture appliquée. Il y a inscrit quelques mots et beaucoup de dates, celles de la quantité de Fêtes fédérales et cantonales de gymnastique qu’il a vécues, souvent en qualité de président de sa glorieuse société de Mont-sur-Rolle (VD), fondée en 1913.
Sa carte d’identité prétend qu’il a 96 ans? La belle affaire. C’est un gymnaste, voilà tout. D’ailleurs, après avoir répondu à nos questions en mobilisant tous ses souvenirs de l’époque du général Guisan, il n’y tient plus: «Suivez-moi, je vais vous faire une petite démonstration…» Il se lève alors, quitte la cuisine parfaitement rangée de la maison où il vit depuis quarante-trois ans et empoigne résolument la main courante placée au-dessus de ses escaliers. «Regardez comment je fais ma gym tous les matins. Cela m’a entretenu toute ma vie!» On le contemple ainsi se baisser, plier les genoux, tirer sur ses bras pendant plusieurs minutes. Puis, jovial et satisfait, il nous emmène dans «la plus belle pièce de la maison». Le carnotzet, bien sûr, situé au rez-de-chaussée et qui a accueilli les plus beaux moments de cette famille de vignerons. Même si lui, chef de chantier de profession – «J’ai construit beaucoup de bâtiments dans la région, ils tiennent toujours…» –, ne l’a jamais été.
De 1947 à 1971
Gymnaste, il l’est autant aujourd’hui dans son esprit qu’en 1947, l’année de sa première «Fédérale», au Wankdorf de Berne. Il avait 18 ans. «Il ne faut pas oublier que c’était la première fête après la guerre, c’était quelque chose.» Ensuite, il est assez fier de raconter qu’il les a «toutes faites» jusqu’en 1971, à Aarau.
La dernière fois que la Fête fédérale s’est arrêtée à Lausanne, c’était en 1951 et il était bien sûr présent. Les dates figurent sur son carnet: «Du 13 au 16 juillet, après les journées de gymnastique féminine, qui eurent lieu du 7 au 8; à l’époque, c’était séparé. Je me souviens que les exercices généraux, donc les préliminaires, ont eu lieu à la Blécherette, sur un terrain détrempé. Ce n’était pas facile.» Ce furent des journées froides et humides, il se rappelle que les participants se réfugiaient comme ils pouvaient dans les corridors des immeubles de la ville.
Question sports, la compétition était divisée en plusieurs volets. Tout le monde effectuait d’abord les mêmes exercices d’ensemble, la deuxième partie était libre avec des disciplines variées et la troisième comprenait la course, sur 80 ou 100 mètres. Chaque objet était taxé de 50 points, chaque section recevait une couronne. On courait sur l’herbe, avec des chaussures à pointes. «Moi, pour la deuxième partie, j’ai choisi les barres parallèles, mon engin. Je concourais au troisième degré, le plus difficile.» Il revoit aussi le public, énorme, «car il y avait beaucoup d’accompagnants». C’était une vraie fête, avec d’immenses cantines dressées. Si des participants dormaient dans les écoles, un peu comme lors de la Gymnaestrada en 2011, les gens de Mont-sur-Rolle rentraient chez eux. A leur retour, les sections étaient reçues par les autorités communales, verre de l’amitié à la clé.
«La camaraderie, l’altruisme»
L’événement était mémorable, L’illustré y consacra forcément un numéro spécial, paru le 12 juillet 1951. On l’a retrouvé. Sur sa couverture figure une image en couleur d’une spectaculaire pièce droite de «Walter Lehmann, champion suisse et du monde de gymnastique artistique». Dans les pages suivantes, le président de la Fédération suisse de gymnastique, le Valaisan Paul Morand, exalte non sans un brin d’emphase ce sport «qui permet de cultiver la camaraderie, l’esprit de corps et l’altruisme». Tandis que le président du comité d’administration, le banquier Paul Nerfin, explique que, dès l’attribution, pas moins de 80 commissions et souscommissions ont œuvré, 1500 personnes au printemps, jusqu’à près de 4000 au moment de la fête, «dont 250 caissiers et 120 calculateurs destinés aux bureaux où seront comptabilisés les résultats sportifs». On rappelle que le site de Lausanne-Beaulieu se prépare à confectionner 20 000 repas par jour, dont un banquet officiel de 650 couverts.
22'00
Les gymnastes issus de 1191 sections présents à Lausanne en 1951, auxquels s’ajoutèrent 1317 individuels (artistiques, nationaux, athlétisme). Une semaine plus tôt, les Journées fédérales féminines accueillirent 11 000 femmes, provenant de 616 sections.
65'000
Le nombre de gymnastes attendus à Lausanne lors de la 77e édition de la Fête fédérale, fondée en 1832 avec une soixantaine de sportifs; 300 000 spectatrices et spectateurs les acclameront. C’est de loin la plus grande manifestation sportive du pays.
22'00
Les gymnastes issus de 1191 sections présents à Lausanne en 1951, auxquels s’ajoutèrent 1317 individuels (artistiques, nationaux, athlétisme). Une semaine plus tôt, les Journées fédérales féminines accueillirent 11 000 femmes, provenant de 616 sections.
65'000
Le nombre de gymnastes attendus à Lausanne lors de la 77e édition de la Fête fédérale, fondée en 1832 avec une soixantaine de sportifs; 300 000 spectatrices et spectateurs les acclameront. C’est de loin la plus grande manifestation sportive du pays.
La semaine d’après, en pleine fête, notre magazine se félicite du succès éclatant de la manifestation, «même partiellement contrariée par la pluie; grâce à la prévoyance du comité d’organisation, les exercices purent être exécutés à couvert chaque fois que le temps se gâta trop», avec en point d’orgue le déploiement du lundi et les 25 000 hommes en blanc sur fond d’herbe verte. Miracle du dieu de la gym, la pluie cessa une heure avant le début. Question honneurs, Chiasso (TI) fut couronnée meilleure section du pays et l’athlète biennois Armin Scheurer, sorte de Federer des fifties, «premier sportif de Suisse».
Max Monnard était là, petit point parmi cette multitude. A célébrer une discipline qui a animé toute sa vie et dont il n’a à peu près rien oublié des grands instants. «J’ai commencé la gymnastique à 8 ans. Je me souviens même d’avoir participé à la seule Fête cantonale des pupilles, en 1942, à Lausanne aussi.» La gym, il la pratiquait chaque mardi et chaque vendredi, puis plus que le mardi. Son métier lui ménageait un physique de champion. «J’ai commencé mon apprentissage en 1946. A l’époque, dans le bâtiment, il n’y avait pas de machines de chantier. Il fallait tout porter à dos. On transportait des plots de 20 kilos toute la journée, des sacs de ciment de 100 kilos. De plus, mon père était commissaire, acheteur de blé pour la Confédération. Les sacs à rayures rouges pesaient aussi 100 kilos. Les transpalettes n’existaient pas, il y avait juste le diable, le petit «bérot». C’étaient des tue-chrétiens.» Il cite aussi le poids faramineux des brantes dans les vignes, dont les plus grandes faisaient 90 kilos: «Je les portais à 14 ans déjà.» D’où sa forme olympique, qui dure encore. «Des vendanges, on en a eu des dures. En 1960, ce furent quinze jours sous la pluie et sans les chemins d’aujourd’hui: nos bottes se plantaient dans la terre. A l’inverse, 1945 fut l’année du siècle: il a fait très beau.» Les fêtes, c’était pour lui une occasion de vivre autre chose: «C’était joli parce qu’on y connaissait du monde nouveau…»
Une pomme et du miel
Avant de prendre congé, impossible de ne pas lui demander le secret de sa forme d’aujourd’hui. Il répond du tac au tac, malice en bandoulière: «Une pomme par jour, une gala! Quand j’étais sur les chantiers, on mangeait le pain et le fromage à 9 heures du matin, moi, je mangeais ma pomme. Mon père, qui a atteint 98 ans, disait qu’une pomme dégraissait les dents. J’y ajoute un bon verre de rouge à midi et une cuillère à café de miel de bruyère blanche. Et je suis au lit à 8 heures, moi, c’est là qu’on est le mieux.» Salut, gymnaste.
(Avec la collaboration de Raymond Monnard, neveu de Max, qui a su comme personne transmettre nos questions à son oncle un tantinet dur d’oreille…)
Cet article a été publié initialement dans le n°23 de L'illustré, paru en kiosque le 5 juin 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°23 de L'illustré, paru en kiosque le 5 juin 2025.