«Je choisis quand j'arrête»
Tadesse Abraham, la dernière foulée

Ce 15 décembre, lors de la Silvesterlauf de Zurich, Tadesse Abraham mettra un terme à sa carrière de coureur professionnel. Le Genevois parle de celle-ci, mais également de la suite dans sa vie.
Publié: 15.12.2024 à 09:52 heures
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Dernière mise à jour: 15.12.2024 à 09:59 heures
Tadesse Abraham a les yeux rivés sur l'avenir.
Photo: nicolas righetti/lundi13
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Matthias DavetJournaliste Blick

«Bravo Tade! Magnifique ton record de Suisse!» Sur la piste d'athlétisme du Parc des Évaux, les coureurs amateurs savent qu'ils partagent le tartan avec la star du quartier, de Genève et de la Suisse entière. Tadesse Abraham a disputé quelques jours plus tôt son dernier marathon, celui de Valence. À 42 ans, il a abaissé son propre record de Suisse pour la cinquième fois, courant pour la première fois en dessous des 2h05 (2h04'40). Un magnifique accomplissement à quelques foulées de sa retraite.

Après ce marathon en terres espagnoles, le Genevois va disputer les dernières courses de sa carrière. Celle de l'Escalade, chez lui. La Course de Noël de Sion. Et la Silvesterlauf de Zurich, là où il va raccrocher ses baskets. N'aurait-ce pas été plus beau de finir sa vie de coureur professionnel, dans les rues de Genève, là où il a toute sa vie? «Zurich, c'est aussi chez moi, répond en souriant Tadesse Abraham. C'est là que j'ai débuté ma carrière de marathonien et chaque année, je termine avec cette course.» Au-delà d'une réelle envie, c'est surtout le hasard du calendrier qui fait qu'il va terminer sur les bords de la Limmat.

Une dizaine de jours avant cette ultime foulée, c'est donc à deux pas de chez lui que L'illustré le rencontre. Après avoir couru 16 kilomètres le matin même, il se sépare de son groupe d'entraînement pour venir échanger avec nous. Même si la retraite est proche, Tadesse Abraham ne courra pas ses dernières courses pour faire de la figuration. «Je vais y aller à fond», prévient-il. D'ailleurs, l'après-midi – «si je trouve le temps» – le Genevois a prévu de renfiler les chaussures.

Le coureur d'origine érythréenne est un compétiteur jusqu'au bout. Il sait aussi que ces derniers tours seront spéciaux. «Je vais en profiter pour dire au revoir au public qui me soutient depuis 20 ans, lâche-t-il. Me battre en course, j'ai l'habitude. Mais faire mes adieux, ça va être difficile.» Surtout au vu de l'amour du public envers Tadesse Abraham.

La métaphore des pâtes carbonara

Ces adieux, pourquoi les faire alors qu'il est encore au sommet de sa forme? «Pourquoi pas?», répond du tac au tac le Genevois. Avant de partir sur une métaphore culinaire. «Quel est ton plat préféré? Les pâtes carbonara? Okay. Imagions que tu te remplisses le ventre avec des pâtes carbonara. Si j'en rajoute, est-ce que tu vas les manger?» Non, car le risque d'en être dégoûté est trop grand. Comme la course à pied pour Tadesse Abraham.

Lors de son dernier marathon – celui de Valence –
Photo: keystone-sda.ch

«Je n'en ai pas marre qu'on me pose cette question car je la comprends: personne ou presque n'arrête alors qu'il vient de battre son record, conçoit-il. Mais j'ai envie de choisir le moment où je stoppe – ce n'est pas au sport de décider pour moi.» De sages paroles dont beaucoup de sportifs devraient s'inspirer, eux qui font parfois «l'année de trop».

La retraite, étonnamment, a déjà été un thème pour Tadesse Abraham… il y a dix ans. Âgé d'à peine 32 ans, le Genevois était le favori pour les Championnats d'Europe à Zurich. Il finit pourtant à une décevante 9e place et confiera plus tard avoir pleuré durant les trois heures de train séparant Zurich de Genève. «Je n'avais pas réussi ce que je voulais faire, se souvient-il. Je me suis dit que je n'avais pas envie de courir, si c'était pour avoir de telles blessures mentales.» À ce moment précis, le coureur pense réellement à abandonner.

«Ça n'a duré que quelques minutes – même pas une nuit, précise toutefois Tadesse Abraham. J'ai ensuite décidé que je devais montrer que j'étais fort.» Cet état d'esprit, il a aussi pu l'atteindre grâce à l'aide de sa femme, Senait. «Elle m'a dit que si j'arrêtais là, dans la douleur, ça resterait dans ma tête et ça me ferait encore plus du mal.» Malgré cet échec, Tadesse Abraham est donc reparti de plus bel… et bien lui en a pris.

Un homme très modeste

Depuis, le Genevois a battu, puis abaissé à quatre reprises le record de Suisse du marathon. La dernière en date? Dimanche 1er décembre à Valence. Comment fait-il, à 42 ans, pour être toujours au meilleur niveau? Le secret est dans l'effort. «Je me soigne bien, la récupération est chaque fois idéale et je travaille à fond, révèle Tadesse Abraham. Après, il y a peut-être aussi un peu de chance.» Elle aussi, se provoque. Monstre de travail, le coureur de fond ne doit rien à personne. Sauf à sa famille, mais nous y reviendrons.

Tadesse Abraham est arrivé en Suisse il y a 20 ans. Ici au Grand Prix de Berne en 2005 (milieu).
Photo: Keystone

En attendant, il se remémore les meilleurs moments de sa carrière en notre compagnie. Oui, Valence restera forcément gravé dans sa mémoire. Tout comme son titre de champion d'Europe du semi-marathon en 2016. Mais le meilleur d'entre tous tombe la même année: sa participation et sa septième place aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro. «Tout sportif a pour rêve d'être un jour olympien, développe Tadesse Abraham. En plus, j'ai obtenu un diplôme. C'est une histoire qui restera gravée pour toujours dans ma vie.» Ne pas prendre sa retraite deux ans plus s'est donc révélé être bel et bien une bonne idée.

De sa carrière sportive, Tadesse Abraham en est évidemment fier – et il peut l'être. Même en dehors des stades, c'est un modèle. «C'est difficile à dire – j'essaie de faire le maximum de choses qui font du bien et d'être un exemple qui inspire les gens. Mais c'est au public de juger.» Car la modestie est également une qualité chez celui qui a débarqué il y a 20 ans en Suisse. «En tout cas, je suis fier de ma vie globalement, ajoute-t-il. Je suis arrivé en tant que réfugié en Suisse et j'ai rendu service au pays qui m'a accueilli.» Il a en effet fait rayonner la croix blanche sur la scène internationale.

Le Genevois a décroché la 6e place au marathon des Jeux olympiques de Rio.
Photo: Keystone

Une aussi longue carrière doit bien entraîner des regrets de temps en temps. N'est-ce pas? «Non, pas du tout, coupe-t-il. Pour moi, le sport est comme une école. Tu ne regrettes rien car tu es toujours en train d'apprendre.» À nouveau, une belle leçon de vie de la part de Tadesse Abraham, qui se distingue de certaines stars du sport par sa simplicité.

Passer du temps avec sa famille

C'est à deux pas du Parc des Évaux qu'il va désormais découvrir cette vie simple, entouré de sa femme, Senait, et de son fils, Elod – loin du monde du sport professionnel. En train de préparer à manger, son épouse se dit «contente» que la carrière de son mari soit terminée. «Désormais, je vais beaucoup plus le voir à la maison», sourit Senait.

«Derrière chaque grand homme se cache une femme», dit un adage populaire. Et ce n'est pas Tadesse Abraham qui va aller à l'encontre de ce proverbe. «Tout le monde dit 'Tade a fait ci, il a fait ça.' Mais il y a toujours ce qu'il se passe derrière le rideau. Ma femme et mon fils m'ont toujours soutenu à fond», rappelle-t-il. Le Genevois explique que même en cas de maladie ou de problème chez ses proches, il est tenu à l'écart pour pouvoir se concentrer sur son travail. «C'est un grand honneur d'avoir une famille comme la mienne, souffle-t-il. J'ai envie de leur rendre tout ce qu'ils m'ont apporté.»

Tadesse Abraham a reçu Blick chez lui, à Genève.
Photo: nicolas righetti/lundi13

La retraite sportive ne signifie toutefois pas que Tadesse Abraham va vivre reclus à Confignon. Après avoir dit après les Jeux olympiques qu'il allait devoir «s'asseoir à une table avec ma famille pour discuter de la suite», le coureur a trouvé sa voie. Et forcément, elle ne s'éloigne pas très loin des pistes d'athlétisme ou des marathons. C'est désormais Tadesse Abraham le manager qui s'exprime. «Ça a déjà commencé et j'ai quelques athlètes à mes côtés», explique-t-il.

Des athlètes avec qui il n'est pas impossible qu'à l'avenir Tadesse Abraham s'entraîne de temps en temps avec eux. Car oui, le coureur d'origine érythréenne raccroche ses baskets professionnels, mais la course à pied reste sa passion. Le reverra-t-on d'ailleurs sur les classiques où il fait ses adieux cette année en 2025, au sein du peloton des amateurs? «Je ne sais pas encore. Rendez-vous dans un an.» D'ici là, la vie de Tadesse Abraham aura bien changé. Sa simplicité, sans doute pas.

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