L'histoire n'a pas encore réellement démarré, qu'elle rassemble déjà des protagonistes familiers. D'un côté, on retrouve Grok, l'intelligence artificielle d'Elon Musk, largement fustigée pour avoir chanté les louanges d'Adolf Hitler, cet été. De l'autre, il y a Wikipédia, célèbre encyclopédie numérique lancée en 2001 et récompensée par un Webby Award en septembre. Ces deux plateformes se retrouvent désormais dans la même arène, opposées par l'ambition et, sans doute, la rancœur d'Elon Musk.
Car le patron de xAI s'est fixé une nouvelle mission, annoncée début octobre sur son réseau social: celle de créer «la plus grande et la plus précise des sources de connaissances, pour les humains et l'intelligence artificielle, avec aucune limite dans les possibilités d'utilisation.» En d'autres termes, Elon Musk s'est mis en tête de lancer un nouveau Wikipédia. Et il semble porter une attention particulière à la notion de «vérité».
En effet, d'après le post de XFreeze, Grok est actuellement en pleine analyse des sources d'information (dont Wikipédia) disponibles sur la Toile, pour «les réécrire, en ôter les mensonges, en corriger les demi-vérités et en y ajouter le contexte manquant, mais crucial.» A en croire ce post, partagé par Elon Musk, Grokipedia se positionne dans un rôle de «justicière de la vérité», bien décidée à balayer les «fake news» et les «biais cachés».
D'après l'entrepreneur américain, resté un peu vague, la version beta de sa plateforme devrait être opérationnelle «dans deux semaines», soit d'ici à la fin du mois d'octobre.
La plateforme va-t-elle aboutir?
Pour Olivier Glassey, sociologue et spécialiste des usages du numérique à l’UNIL, la prudence est de mise, face aux déclarations d'Elon Musk: «Pour l'heure, rien ne permet d'affirmer que l'IA Grok puisse générer des contenus fiables et exempts d'hallucinations – composant essentiel du projet annoncé, souligne-t-il. A cela s’ajoute une interrogation majeure: compte tenu des positions politiques assumées de son propriétaire, comment ces 'articles encyclopédiques' produits par intelligence artificielle seront-ils modérés et validés? Quelles orientations seront fournies à l'IA et en quoi ce système nous prémunira-t-il contre les biais que le patron de X reproche justement à Wikipédia?»
Pas sûr qu'Elon Musk puisse révolutionner la machine d'un claquement de doigts, en fusionnant les capacités de Grok, dont la fiabilité a souvent fait défaut, et le concept de Wikipédia: «Comme dans de nombreux cas touchant aux IA, on peut envisager qu’au moment du lancement les résultats s’avèrent décevants, voire problématiques par rapport aux ambitions affichées, poursuit notre expert. Il reste difficile de prévoir combien de personnes se laisseront séduire par cette initiative.»
Une dent contre Wikipédia
Or, même si sa plateforme ne remplit pas immédiatement ses objectifs stellaires, elle permettra, une fois de plus, de défier Wikipédia, grande Némésis d'Elon Musk. La colère de l'entrepreneur remonte effectivement à plusieurs années déjà: offensé par la philosophie «appel aux dons» de Wikipédia, et par ce qu'il perçoit comme étant des «biais en faveur du libéralisme», le patron de X a fervemment appelé au boycott de la plateforme, qu'il accuse d'être un «outil de propagande», rappelle «Le Monde».
Pour Zoe Williams, chroniqueuse chez «The Guardian», Elon Musk est vexé par l'existence même de Wikipédia: «Il a découvert une ressource collective appréciée du public et a eu envie de la détruire. Il s'est ouvertement demandé pourquoi Mr Wales [le cofondateur de Wikipédia, ndlr] a besoin d'argent pour gérer sa plateforme, alors que l'entièreté de son contenu peut tenir sur un téléphone portable. Onze minutes plus tard, il lui proposait un milliard de dollars pour rebaptiser son site Dickipedia.»
X comme «source fiable» de Grokipedia?
Difficile, cependant, de savoir d'où vient cet inlassable acharnement: «Les motivations d'Elon Musk sont compliquées à cerner, confirme Olivier Glassey. Outre le fait qu'il juge ses convictions politiques insuffisamment représentées sur Wikipédia, il pourrait également être irrité par l'image que cette plateforme très populaire renvoie de lui, ou par le fait que son réseau social X ne figure pas parmi les sources considérées comme les plus fiables par l'encyclopédie.»
En attendant la version 1.0 de Grokipedia, on peut d'ailleurs s'amuser d'une parodie du concept, disponible en ligne et représentant une copie conforme de Wikipédia, avec un logo aux allures «spatiales». Lorsqu'on tente une recherche, on est directement renvoyé au réseau social X. Pour Olivier Glassey, il s'agit d'une mise en abyme, suggérant que X sera peut-être présente dans la liste des sources validées par Grok – à condition que celle-ci soit rendue publique.
«Wikipédia présente des défauts, mais peut au moins se targuer d’une politique de transparence autour de l’origine et la production des résultats, avec un processus de vérification et un historique des versions, précise le sociologue. Dans le modèle proposé par Elon Musk, ce serait tout l’inverse: il exigerait de se fier à un robot, avec une transparence très limitée. Si l'une des promesses de Grokipedia est celle de la réactivité, elle peut aussi s’avérer être une faiblesse, dans un monde informationnel excessivement rapide: car la vérification et donc la fiabilité prennent évidemment plus de temps.»
Un chatbot déguisé en encyclopédie
Face à ce modèle, on peut se demander quelle sera, au fond, la différence entre Grokipedia et les chatbots, de plus en plus utilisés pour poser des questions et faire des recherches. «Grokipédia entretient une confusion entre le chatbot et l’encyclopédie, acquiesce Olivier Glassey. On peut imaginer qu’il s’agira en fait d’un chatbot déguisé en encyclopédie, c’est-à-dire une IA sommée de répondre à la manière de Wikipédia.» On sait en effet que l'IA est particulièrement douée dans les jeux de rôle... mais cela ne signifie pas qu'elle est dispensée d'hallucinations, lorsqu'elle se glisse dans la peau d'une entité fiable.
Cela dit, Wikipédia doit-elle s'inquiéter de cette concurrence soudaine? Selon notre intervenant, Grokipedia ne représente pas forcément une menace immédiate: «Mais Wikipédia a d’autres soucis à se faire. Depuis des années, l’encyclopédie bénéficiait d’une visibilité accrue dans les résultats de moteurs de recherches comme Google. Aujourd’hui, ce sont souvent les résultats d’une l’IA qui sont mis en valeur. Ce n’est sans doute pas un hasard si Elon Musk lance son initiative alors que notre rapport aux recherches en ligne est en pleine redéfinition. On peut dire, en résumé, qu’il déguise une IA en encyclopédie pour tenter de tirer le meilleur parti de ce moment charnière.»
Et pour les utilisateurs? L'essentiel sera de rester prudent, en maintenant une distance critique. Voilà une chose, au moins, que l'IA ne pourra pas remplacer.