Vous avez déjà redouté ce moment gênant où il faut annoncer à son patron qu’on quitte l’entreprise? Ce silence pesant, ce regard accusateur, cette impression de trahir… Au Japon, ce malaise a été transformé en business. Des sociétés comme Momuri proposent de le faire pour vous, explique le «Washington Post» ce mardi 1er juillet. Pour environ 350 dollars, un agent appelle votre employeur, explique les raisons du départ, et met fin à votre contrat sans que vous ayez à affronter votre supérieur.
«Il y avait un décalage entre ses attentes et la réalité du poste», déclare Shota Shimizu, employé d’une de ces agences, au service RH de l’entreprise de sa cliente. «Elle a conservé son uniforme et la clé de son casier, et les retournera par courrier. Pouvons-nous confirmer votre adresse?» Ces «démissionnaires par procuration» se contentent d’annoncer la décision, sans négocier de conditions particulières.
Bien que ce secteur reste de niche, il connaît un essor fulgurant au Japon. Momuri, qui signifie «je n’en peux plus», affirme recevoir quelque 2500 demandes par mois, contre 200 à son lancement en 2022.
Une rupture avec la tradition
Ce phénomène s’est accéléré depuis la pandémie de coronavirus, qui a fragilisé la culture du travail rigide et hiérarchisée du pays où, une fois qu'un étudiant rentrait dans une entreprise, il y restait toute sa vie. Démissionner, longtemps perçu comme un acte radical, devient aujourd'hui plus fréquent, notamment chez les jeunes actifs.
Près de 80% des clients de Momuri ont entre 20 et 30 ans. Et grande révolution, le mouvement s’étend désormais aux travailleurs en milieu de carrière, là où changer d’emploi après 35 ans relevait autrefois de l’exception, à cause de la diminution des offres à des échelons supérieurs.
Certaines personnes ont recours à ces services parce qu’elles sont victimes de harcèlement, d’intimidation, ou parce qu’elles redoutent la réaction de leur supérieur. D’autres ont simplement franchi le cap mental de la démission, mais n’osent pas aller jusqu’à l’annonce formelle. «Les gens ont souvent du mal à exprimer ce qu’ils ressentent vraiment», analyse Keiko Ishii, professeure à l’Université de Nagoya. «Lorsqu’ils atteignent leur limite, ils peuvent ne plus être capables de le dire eux-mêmes. C’est sans doute pourquoi les agences de démission paraissent de plus en plus séduisantes.»
Un marché du travail en mutation
Jusque dans les années 1980, le modèle dominant reposait sur l’emploi à vie, une rémunération liée à l’ancienneté et des horaires à rallonge. Après l’éclatement de la bulle économique dans les années 1990, ces piliers ont vacillé... à l’exception des longues heures de travail, toujours bien ancrées.
Mais les choses changent. La pénurie de main-d’œuvre, le vieillissement de la population et l’ouverture croissante du marché ont offert aux travailleurs davantage d’opportunités. Et donc moins de raisons de subir en silence.
Toui Iida, 25 ans, travaillait dans la maintenance. Epuisé par les horaires excessifs et face à un patron indifférent, il a fait appel à Momuri. «J’ai ressenti un immense soulagement quand ma démission a été acceptée», confie-t-il. Aujourd’hui, il travaille pour l’agence, pour aider d’autres à franchir ce cap.
Une pratique encore marginale
Malgré cette évolution, le changement d’emploi reste rare au Japon: environ 3,3 millions de personnes ont changé de poste en 2024, sur un total de 68 millions d’actifs. La mobilité professionnelle reste l’une des plus faibles de l’OCDE. Mais une plus grande mobilité s’accompagne souvent de hausses de salaire. Un levier non négligeable dans un pays où les revenus stagnent depuis des décennies.
Face à cette dynamique, les entreprises devront sans doute revoir leur manière de recruter, fidéliser et manager leurs collaborateurs. Car si démissionner est encore un tabou, payer pour ne pas le faire soi-même dit beaucoup d’une société en transition.