Je voudrais ne plus avoir à raconter cette nuit. J’ai, comme tant d’autres, tenté de l’oublier. Mais rien n’y fait. Chaque année, les fantômes du 13 novembre m’accompagnent. Ils restent à mes côtés quelques heures. Puis ils s’estompent. Ils sont là lorsque je passe, fréquemment, devant le Bataclan, où les concerts ont repris avec succès depuis plusieurs années.
Ils sont là, ces fantômes, lorsque je passe, en scooter, devant La Belle Equipe, à l’angle de la rue Faidherbe et de la rue de Charonne. Les commandos terroristes du 13 novembre ont fait un carnage à moins de dix minutes, en deux-roues, de mon domicile, près du Bois de Vincennes. Et c’est ici, au pied du boulevard périphérique, porte d’Aubervilliers, que leur chef présumé, Abdelhamid Abaaoud, s’est planqué pendant deux jours et deux nuits avant d’être récupéré par une cousine et conduit dans un bouge de la rue du Corbillon, à Saint Denis, là où les policiers donnèrent l’assaut trois jours plus tard, le 18 novembre.
Les premières alertes
J’ai, comme beaucoup de Parisiens, cette nuit du 13 novembre 2015 gravée en moi. 21 heures. J’entame, avec une poignée d’amis, un dîner chez un collègue de Reuters, l’agence de presse britannique. Nous ne sommes pas encore passés à table lorsque les premières alertes tombent. Paul, notre hôte, est appelé en urgence par son agence. Les premières explosions se sont fait entendre au Stade de France. Puis le nom du premier restaurant attaqué par les terroristes s’affiche sur nos téléphones portables.
Le Petit Cambodge, juste de l’autre côté du canal Saint Martin, est à cinq minutes à pied. Nous y sommes en rien de temps. Et déjà, l’horreur est au rendez-vous. Les flaques de sang souillent le bitume et les pavés. Deux blessés salement touchés par les rafales passent devant nous sur des brancards. La police est en train de sceller les lieux. Et déjà, les alertes suivantes tombent, terrifiantes: fusillade devant le café La bonne bière (à proximité), prise d’otages au Bataclan, assaut sur la terrasse de La Belle Equipe…
L’axe de la mort
Ceux qui ne sont pas familiers de l’est parisien doivent comprendre que tout cela se déroule sur un carré de moins d’un kilomètre. L’axe de la mort est le Boulevard Voltaire, qui relie la place de la République à celle de la Nation. Affreuse ironie, c’est là que défilèrent, le 11 janvier 2015, les chefs d’Etat ou de gouvernement venus rendre hommage à la rédaction massacrée de Charlie Hebdo.
Je me souviens d’y avoir côtoyé, lors d’un bref échange avec la presse, l’ancienne présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga. Sauf que dix mois plus tard tout est différent. Le boulevard Voltaire est cerné par la police. L’un des terroristes, le frère aîné de Salah Abdeslam vient de s’y faire sauter sur la terrasse du Comptoir Voltaire, un bistrot qui, depuis, a changé de nom. La peur, la mort et la terreur sont partout. Paris n’est pas blessée. Paris est ensanglantée. Défigurée.
Des policiers prêts à tirer
Je me souviens de cette nuit comme si c’était hier. Comment ne pas se souvenir du spectacle des policiers, planqués derrière leurs voitures, armes au poing, prêts à tirer sur les fenêtres des immeubles où, pensaient-ils, les terroristes avaient trouvé refuge? Comment ne pas garder en mémoire le spectacle de ce type seul, plaqué à terre, devant la boutique Cartier des Champs Elysées, par deux motards de la gendarmerie à la recherche de «fuyards» qui ne se matérialiseront jamais?
Il est une heure du matin lorsque j’arrive place de la République, où règne une atmosphère de guérilla urbaine. Il est deux heures lorsque je parviens devant le Bataclan, d’où repartent les premiers véhicules du Raid, l’unité d’élite de la police. Il est trois heures lorsque je croise, devant le Stade de France, le bus de l’équipe d’Allemagne de football, cloîtrée dans ses vestiaires jusqu’au moment où l’autorisation lui a été donnée de rejoindre son avion, sur l’aéroport voisin du Bourget. France-Allemagne: c'est aux abords du stade que tout a commencé, avec deux explosions.
On ne se souvient pas de tous les détails d’une nuit pareille. Il nous reste des images. Des sensations. Des impressions. Mon premier article racontant cette nuit, écrit entre cinq et sept heures du matin, est à la première personne. Pas besoin de se terrer derrière une soi-disante neutralité. Nous avons tous eu peur. Nous avons tous passé des heures à essayer de comprendre ce qui se passait vraiment, sans y parvenir.
Commandos en fuite
J’ai d’abord cru que les commandos terroristes étaient en fuite dans Paris. Puis la nouvelle de la fuite de Salah Abdeslam vers Bruxelles, récupéré par des complices (depuis jugés et incarcérés) a fini par tomber. J’ai, comme tout le monde, été ahuri d’apprendre que des gendarmes, sur l’autoroute du Nord, avaient laissé passer celui qui reste le seul survivant des commandos du 13 novembre.
Fatale ironie des circonstances là aussi: Salah Abdeslam – dont on reparle ces jours-ci en raison d’une clé USB remplis de propagande islamiste que lui aurait fait parvenir sa compagne – est emprisonné à vie à quelques kilomètres de cette même autoroute. Il aurait presque pu, dans sa folle cavale du 13 novembre, passer près de la prison de Vendin Le Vieil où il purge sa peine.
J’ai ensuite essayé de savoir. Y avait-il des Suisses parmi les victimes? Qui? Où? Puis j’ai pleuré, comme beaucoup, en cette après-midi froide et pluvieuse du 27 novembre 2015, lorsque les noms des 131 morts des attentats ont défilé devant l’écran géant dans la cour des Invalides, tandis que résonnaient les paroles de «Quand on n’a que l’amour». Je me suis repassé maintes fois le film de ces journées. J’étais, le 18 novembre 2015 à l’aube, sur le parvis de l’Hôtel de Ville et de la Basilique royale de Saint Denis, alors que des cars de police cernaient le périmètre, pendant l’assaut contre l’immeuble délabré de la rue du Corbillon.
La vérité sur l’assaut de Saint-Denis
La vérité, depuis, a fait surface. Abdelhamid Abbaoud, sa cousine et un complice n’y ont pas péri les armes à la main. L’immeuble s’est écroulé sur eux, suite au déluge de tirs des forces de l’ordre. Toutes les versions ont circulé. Mais ce qui s’est passé est une exécution en règle. Normale. Avalisée au sommet de l’Etat. Abdelhamid Abbaoud, dont le visage rigolard figurait sur des photos de djihadistes en Syrie, méritait la mort. Il avait commis le pire au nom d’Allah. Un tueur de masse, responsable des massacres sur les terrasses de café, et de plusieurs exécutions sommaires.
Je ne vous ai pas raconté le Bataclan. Je n’y étais pas. Je n’ai pas vu l’horreur de la fosse transformée en charnier, puant les blessures à l’arme de guerre. Je n’ai pas côtoyé les policiers qui ont donné l’assaut. Je n’ai pas voulu non plus regarder, ces jours-ci, la série «Les Vivants» qui relate les dernières heures des deux terroristes coincés dans un couloir avec une poignée d’otages.
Je me souviens juste avoir, parmi tous les récits, buté sur cette phrase. C’est une jeune femme, rescapée, qui l’a prononcé dès sa libération, puis à chaque fois qu’elle a été interviewée. Son cauchemar, cette nuit du 13 novembre 2015, alors que l’horreur avait interrompu dans le sang le concert de «Eagles of Death Metal», était de mourir tuée par «un mec en jogging».
Ce mec, Samy Aminour, originaire de Drancy, à côté de Saint-Denis, était parti combattre en Syrie en 2012. Il avait, pour cela, démissionné de son poste de chauffeur de bus à la RATP, la régie des transports parisiens. J’ai par la suite rencontré son père, Azdyne Aminour, auteur d’un livre de dialogue avec le père d’une des victimes, Georges Salines. Leur titre? «Il nous reste les mots». Comme pour nous tous. C’était il y a dix ans. Le 13 novembre 2015. Et ces mots-là, ceux des rescapés, ne nous quitteront jamais.
Vous avez vécu le 13 novembre 2015 à Paris? richard.werly@ringier.ch