Une fois son coup de gueule terminé, Philippe Schwander se confond en excuses. Un verre de Chasselas à la main, l'œnologue termine son «sermon sur le vin» et se rassoit. «Il ne s'agit pas d'inciter à la beuverie. Mais ceux qui aiment boire un verre en bonne compagnie ne devraient pas être criminalisés. C'est tout simplement absurde.» Le conseiller national du Centre Nicolò Paganini ose à peine prendre la parole après ce plaidoyer tonitruant.
Comme eux, quelques personnalités politiques et associatives suisses se sont réunies dans un restaurant au cœur de Berne pour parler d'un sujet: l’alcool, et plus précisément combien en consommer de façon saine. L'ambiance est détendue, c'est une réunion privée en petit comité. Hormis la journaliste de Blick, il n'y a aucune femme dans l'assistance.
Leurs chamailleries sur les détails des études scientifiques sont un faux débat. Au fond, toutes les personnes présentes sont d'accord: l’Etat ne doit pas les priver de déguster un verre de vin en soirée. Au sein de la Berne fédérale, la bataille autour de l’alcool fait rage et le Conseil des Etats va même se saisir du débat ce jeudi.
Colère contre l'OMS
Alors pourquoi se réunir lorsque l'on est déjà d'accord? Parce que la Confédération prévoit de publier bientôt de nouvelles recommandations sur la consommation d'alcool et semble vouloir s'inspirer de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). La ministre de la Santé, Elisabeth Baume-Schneider, a récemment déclaré au Conseil national: «Des études scientifiques montrent que même une consommation modérée d'alcool peut être nocive pour la santé.»
Sous le nom solennel de «Gaudium Suisse – Le plaisir avec classe», la résistance s'organise contre cette «stigmatisation généralisée». En plus de Nicolò Paganini, le conseiller aux Etats du Centre Benedikt Würth, le président de Gastro Suisse Beat Imhof, le négociant en vins Philippe Schwander et l'influent lobbyiste Lorenz Furrer ont créé une alliance. Benedikt Würth a déjà lancé un appel à la suspension des nouvelles recommandations, appuyé par une initiative largement soutenue.
L'OFSP veut-il nous diriger?
Nicolò Paganini affirme qu'en Suisse, où la démocratie directe prévaut, ce type de recommandations est néfaste: «Si nous avons l'impression que l’Etat décide pour nous du début à la fin de notre vie, nous sommes éduqués à débrancher notre cerveau.» Nicolò Paganini se sent stigmatisé: «Aujourd'hui déjà, on nous regarde de travers lorsque nous dégustons un verre de vin pendant un repas d'affaires.»
Le négociant en vins Philippe Schwander peste contre cet «alarmisme excessif». «Trop boire c'est dangereux, trop manger c'est dangereux. On peut aussi tomber malade en buvant trop de jus de concombre!» La Confédération ne mentionne ni interdictions ni restrictions, alors dans quelle mesure ses recommandations limitent-elles les décisions de Philippe Schwander? Selon lui, il est clair que la Suisse ne se contentera pas de recommandations, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) cherche clairement à étendre son influence. «Comme je le dis toujours: il faudra bientôt envoyer un fax à l’OFSP pour savoir si l’on a encore le droit de boire un verre.»
Les Suisses boivent moins de vin
Les débats autour de l'alimentation sont monnaie courante en Suisse. Les amateurs de viande s'offusquent des saucisses végétariennes, et les cantines cantonales déclenchent souvent de petites polémiques avec leurs journées sans viande. Mais les inquiétudes des amateurs de vin sont fondées: le secteur viticole suisse est en crise depuis des années. La consommation par habitant a chuté de 8% par rapport à 2024, surtout pour les vins suisses. En parallèle, la pression des importations avec des prix plus compétitifs s'accentue.
C'est pourquoi le conseiller aux Etats socialiste Pierre-Yves Maillard a déposé une motion qui sera débattue ce jeudi. Il demande au Conseil fédéral de mettre en place des mesures de soutien à court terme, par exemple via des réserves de crédit. La Confédération s'inquiète aussi pour les viticulteurs suisses. Mais concilier avec subtilité la prévention sanitaire et le soutien à la production viticole nationale est une prouesse d'équilibriste qui n'est pas à la portée de tous.
Inquiet du déclin de la consommation de vin, le ministre de l'Economie, Guy Parmelin, lui-même viticulteur de formation, a déclaré cet été qu'on ne peut forcer les gens à boire s'ils n'en ont pas envie. «Même si je souhaiterais qu'ils boivent davantage, comment pouvons-nous relancer la consommation, surtout de vins suisses?», a-t-il demandé.
Cette déclaration a fait polémique. «L’OFSP et les cantons investissent beaucoup d’argent et de ressources pour s’assurer que les jeunes ne boivent pas d’alcool et que les adultes en consomment moins», a réagi la conseillère nationale des Verts-e-s Manuela Weichelt. Et voilà qu’un conseiller fédéral d’un autre département débarque et appelle à boire plus de vin. Le débat au Parlement sur la proposition relative au vin suisse aujourd'hui sera certainement houleux.