Une population de plus en plus divisée
A quel point la Suisse est-elle une terre de justice?

Quel est le degré d'équité en Suisse? Le baromètre de l'équité du Beobachter, réalisé pour la première fois, indique que la société se divise.
Publié: 06.12.2024 à 20:32 heures
Le regard porté sur la situation nationale est influencée par l'âge, le sexe, le statut social, ainsi que les préférences partisanes.
Photo: Keystone
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Daniel Benz et Jasmine Helbling

Qu'est-ce que les gens considèrent comme juste en Suisse? A quelles inégalités de traitement sont-ils confrontés? Qui doit y remédier? Ces questions, somme toute simples, polarisent l'attention, comme le montre le baromètre de la justice du Beobachter, réalisé pour la première fois. Le regard porté sur la situation nationale est influencée par l'âge, le sexe, le statut social, ainsi que les préférences partisanes. 

Une insatisfaction à l'égard de l'État, de la politique et de l'économie est visible à grande échelle. Leurs actions sont souvent perçues comme injustes. «Ce sont les signes d'une aliénation croissante», déclare Lukas Golder, politologue et spécialiste des médias, qui scrute depuis longtemps la scène politique suisse. Lukas Golder fait partie de l'équipe de direction de l'institut de sondage GFS Berne, qui a recueilli le baromètre de la justice.

Une multitude d'injustices systématiques

5500 personnes de plus de 16 ans ont participé à l'enquête du Beobachter. Les résultats sont assez divergents. Il n'y a pas de réponses clairs – les participants déplorent à la place une multitude d'injustices systématiques qui sont fortement marquées par des perceptions et des valeurs individuelles. Les thèmes dominants sont l'égalité, l'augmentation du coût de la vie ou le traitement des étrangers. Conclusion: la justice est une question d'opinion.

Dans l'ensemble, le bilan est plutôt positif – pour l'instant. Une petite majorité des personnes interrogées estime que la vie en Suisse est en principe très ou assez juste. D'un autre côté, une personne sur huit dans le pays estime que les choses ne sont pas du tout équitables. L'avenir nous dira dans quelle direction nous irons. Pour suivre l'évolution, les enquêtes sont répétées chaque année dans le cadre du baromètre de la justice du Beobachter.

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Trop peu d'expulsions et des salaires trop bas

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Une société juste est celle dans laquelle chaque personne reçoit ce qu'elle mérite: des sanctions en cas de délit, un salaire et une reconnaissance pour un travail difficile. De tels principes sont-ils en train de se dégrader?

Les étrangers délinquants ne sont pas assez souvent expulsés – c'est en tout cas l'avis de près de la moitié des personnes interrogées. Ce sont les hommes de 65 ans et plus, politiquement à droite, qui approuvent le plus cette affirmation. Le mécontentement découle d'un principe simple: celui qui enfreint la loi doit être puni. Les règles créent l'ordre et assurent la justice. Lorsque cela se dérègle, la confiance dans l'État de droit est sapée.

«Dans la vie quotidienne, peu de gens ont affaire à des délinquants étrangers. Mais le sujet est très présent dans les médias et très exploité politiquement», explique Cloé Jans, politologue et porte-parole de l'institut de sondage GFS Berne, responsable du projet. La plupart du temps, on parle du pire des cas: violeurs, criminels, assassins. Des personnes qui menacent la cohabitation pacifique et qui bafouent notre hospitalité.

La hausse des prix, un problème majeur

Presque autant de personnes interrogées se plaignent de la hausse des prix. Malgré un travail acharné, les ménages sont confrontés à des difficultés financières. Les loyers, les caisses d'assurance maladie, les denrées alimentaires – tout devient plus cher, sauf l'évolution des salaires qui ne suit pas.

Les jeunes sont particulièrement inquiets: une personne sur deux trouve l'évolution des salaires injuste, contre une sur trois chez les plus de 65 ans. «Il devient plus difficile de couvrir les besoins de base tout en épargnant. Les personnes interrogées ont peur d'un avenir incertain», explique Cloé Jans. C'est dans ce contexte que l'acceptation de la 13e rente AVS prend tout son sens, selon elle.

La question des salaires se retrouve sous de nombreuses facettes dans le baromètre. Le fait que le travail acharné soit de moins en moins rémunéré est perçu comme particulièrement injuste. Ce n'est pas une surprise pour Cloé Jans. «Le problème est objectivement mesurable, beaucoup de gens vivent la pression très directement.»

En d'autres termes: ici, les opinions sont influencées par des faits économiques. En revanche, pour les thèmes sociopolitiques, comme par exemple le traitement de la communauté queer, ce sont les valeurs et les normes subjectives qui font pencher la balance.

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Les Suisses sont moins dures avec leur vie que celle de tout le monde

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Les Suisses sont plus critiques sur la justice générale dans le pays que sur leur situation personnelle. Les plus insatisfaits sont les personnes à faible revenu.

A quel point la Suisse est-elle juste? Les participants devaient répondre à cette question de manière générale et pour eux-mêmes. Les estimations concernant la justice en général sont nettement plus critiques. Seuls 4% des personnes interrogées considèrent la situation en Suisse comme «très juste». Si l'on ajoute la catégorie «plutôt juste», on arrive tout de même à la moitié des personnes interrogées. Bien que l'autre moitié soit moins satisfaite, seuls 12% considèrent que la Suisse n'est «pas du tout juste».

Les personnes interrogées portent un jugement nettement plus positif sur leurs conditions de vie personnelles: 68% se sentent traités de manière équitable, seuls 7% ne sont pas du tout satisfaits. Selon la politologue Cloé Jans, cet écart est tout à fait logique: «L'évaluation personnelle repose généralement sur des expériences quotidiennes: des ennuis avec les autorités, les voisins ou au travail. Les opinions générales se forment en revanche dans le discours social, via les médias ou les slogans politiques.»

Parfois, les deux domaines sont très éloignés l'un de l'autre. «Les banques en sont un bon exemple. Dans le discours général, elles sont mal perçues, considérées comme cupides et peu solidaires. En même temps, les sondages montrent que les gens sont très satisfaits de leur propre banque et des employés qui y travaillent.»

Les riches trouvent la Suisse plus juste

Le revenu a une forte influence. Parmi les personnes qui gagnent moins de 3000 francs par mois, seule une sur quatre trouve la Suisse généralement juste. Pour les revenus supérieurs à 13'000 francs, ils sont trois fois plus à être satisfaits.

L'éducation est en corrélation avec le revenu: ceux qui vont à l'école moins longtemps gagnent généralement moins plus tard – et se sentent également plus injustement traités. «C'est l'un des fossés croissants qui peut être adressé et joué par la politique», explique Cloé Jans.

Un quart se sent traité injustement au travail

Et où les Suisses se sentent-ils traités de manière injuste? 25% sur leur lieu de travail, 23% dans les relations avec les autorités, 19% dans le domaine de la santé. Les conflits sont également fréquents autour du logement.

Mais il y a aussi des choses qui sont perçues comme particulièrement justes, notamment la démocratie avec le droit de vote et d'éligibilité. Il en va de même pour le système scolaire et les diverses possibilités de formation, le système social ou encore le système juridique.

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Les Suisses ne font pas confiance aux élites

Le mécontentement est perceptible vis-à-vis des élites. La population ne fait pas confiance à l'État et à l'économie pour assurer la justice.

L'affirmation a du poids – et elle est partagée par de larges cercles: «La politique défend plutôt les intérêts de l'économie que ceux des petites gens.» Près de la moitié des personnes interrogées sont d'accord avec cette thèse, qui arrive en troisième position dans la liste des injustices les plus fréquentes. Ce sont surtout les plus âgés et ceux qui ont de faibles revenus qui ressentent cela, ainsi que ceux du spectre politique gauche-verts.

L'économie est également malmenée dans le baromètre. Les grands groupes s'assureraient des bénéfices au détriment de la durabilité. Plus d'un tiers des personnes y souscrivent, soit la cinquième place de la liste.

«Il est indéniable que le fossé se creuse»

La Suisse est certes loin de la situation qui prévaut en Allemagne ou aux Etats-Unis, où une partie de la société s'est détournée de tout établissement. «Nous avons toujours un système de consensus», précise Cloé Jans. Et pourtant, «il est indéniable que le fossé se creuse». La confiance dans le fait que l'élite politique et économique agit pour le bien de la collectivité s'amenuise ici aussi.

Qui doit remédier aux injustices? La moitié des personnes interrogées estiment que le gouvernement et l'État ont un devoir à remplir. Les entreprises et l'économie arrivent en deuxième position. Le classement est plus ou moins inversé lorsqu'il s'agit de savoir quels acteurs s'engagent déjà suffisamment pour une Suisse plus juste: l'État n'obtient qu'un résultat moyen, l'économie et les partis sont même distancés. La différence entre les attentes et les expériences ne pourrait pas être plus grande.

Les électeurs de l'UDC avec la plus grande aberration

Les Suisses et les Suissesses considèrent avec une grande avance qu'ils sont les principaux acteurs qui veillent déjà à la justice: «des gens comme vous et moi.» C'est sans aucun doute un bon signe pour une société civile qui fonctionne.

Mais là aussi, les rangs ne sont pas fermés. La volonté de s'engager personnellement varie en fonction de l'orientation politique. Le plus grand écart est fourni par l'électorat de l'UDC: «Je ne considère pas la promotion de la justice comme mon devoir», estime une majorité de ce groupe. «Il est remarquable que la base du plus grand parti de Suisse pense ainsi», déclare la politologue Cloé Jans.

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Des visions divergentes de l'injustice

Les représentations dans la société de ce qui est juste ou injuste sont fortement influencées par les valeurs personnelles et les convictions politiques. La question de la justice peut diviser les gens dans ce pays.

Parmi les dix injustices les plus fréquentes révélées par le sondage, une seule est en fait susceptible de réunir une majorité: le fait que l'évolution des salaires ne suive pas la hausse du coût de la vie.

Pour le reste, le regard sur les thèmes de la justice sociale et des mesures étatiques se polarise considérablement, selon l'appartenance partisane des personnes interrogées. Le fait que les femmes effectuent davantage de tâches ménagères et de soins non rémunérés indigne fortement les personnes proches des Vert-e-s ou du PS. Les personnes se déclarant proche de l'UDC et de ses valeurs ne s'en émeuvent guère. Lorsqu'il s'agit de traiter les délinquants étrangers, la balance penche du côté opposé.

Fidèle à la ligne du schéma gauche-droite

D'autres exemples frappants: l'Etat social permettrait à certains de se prélasser aux frais de la collectivité – la droite signe parfois cette affirmation pour plus de la moitié; la gauche ne veut presque rien savoir de cette déclaration. En revanche, il n'y a qu'à gauche que l'on se plaint que les grands groupes font de gros profits au détriment du développement durable. Jusque-là, on pouvait s'y attendre.

«Plus de grille de lecture commune»

D'une manière générale, les personnes interrogées se montrent extrêmement fidèles à leur ligne dans le schéma gauche-droite. Cela donne au baromètre de la justice du Beobachter une image globale équilibrée, en quelque sorte très suisse: un peu de tout, rien de trop – à chacun sa propre justice.

La politologue Cloé Jans voit une raison à la quasi-absence de thèmes mainstream dans le fait que l'époque des médias de masse classiques est révolue. «Contrairement à ce qui se passait auparavant, il n'y a plus de grille de lecture commune qui guide les opinions sur certaines problématiques», explique-t-elle. D'une manière générale, le baromètre de la justice reflète l'état du monde en 2024. «Nous vivons une époque polarisée, et cela se voit».

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Ce que les femmes trouvent injuste ne préoccupe guère les hommes

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Les sexes ne sont pas non plus toujours d'accord – surtout en ce qui concerne le travail non rémunéré. Les femmes effectuent plus de travail non rémunéré que les hommes, s'occupent plus souvent de leurs proches ou du ménage.

Cela a des répercussions négatives sur le revenu et la prévoyance vieillesse. 63% des participantes trouvent cela injuste, contre seulement 24% des participants.

L'écart saute immédiatement aux yeux: «Les hommes ne se mettent manifestement pas à la place des femmes. Selon eux, il ne s'agit pas d'un problème de société, mais d'un problème de femmes – ils ne se sentent pas compétents», explique Cloé Jans. Le fossé entre les partis est également important: 70% des Vert-e-s et du PS trouvent cela injuste, contre à peine 20% de l'UDC.

Les hommes craignent pour leurs finances

Les hommes sont plus préoccupés par leurs propres finances: un sur trois trouve que les employés à plein temps sont de plus en plus maltraités par les impôts et les taxes; chez les femmes, seule une sur quatre est de cet avis.

Parallèlement, 37% des hommes en sont convaincus que l'État social permet aux profiteurs de se prélasser aux frais de la collectivité, contre seulement 24% des femmes. Les hommes interrogés sont particulièrement critiques à l'égard du rôle de la justice: 52% trouvent que les étrangers délinquants sont trop rarement expulsés et 40% sont d'avis que les vrais crimes sont poursuivis trop mollement, contrairement aux amendes de stationnement. Chez les femmes, ces chiffres ne sont respectivement que de 41 et 32%.

Les femmes sont plus solidaires

Selon Cloé Jans, des études montrent que l'idée de solidarité est plus fortement ancrée chez les femmes. «Elles sont généralement plus progressistes et votent plus à gauche – on le voit régulièrement dans les thèmes de société, l'éducation ou l'environnement». Elles sont par exemple plus d'accord que les hommes avec l'affirmation selon laquelle les grands groupes s'enrichissent au détriment de la durabilité.

Aucune différence entre les genres n'apparaît dans les domaines du logement, de l'éducation et de la santé. Les femmes font cependant plus souvent de mauvaises expériences sur leur lieu de travail, les hommes dans leurs interactions avec les autorités.

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