Depuis quelques jours, on ne parle que d’eux. Trois (brefs) blocages d’autoroute au cœur d’un week-end pascal pauvre en actualités et voilà Renovate Switzerland propulsé en tête de gondole des médias du pays. Qui sont ces gens prêts à se coller sur le bitume des principaux axes du pays pour dénoncer l’immobilisme du Conseil fédéral? Est-ce un «rebranding» d’Extinction Rebellion, coutumière des actions coup de poing?
Les deux organisations ont en tout cas en commun d’avoir un service de communication très disponible. «Nous ne sommes pas une organisation, simplement une campagne d’individus», s’empresse de corriger Cécile Bessire. Cette logopédiste de 27 ans ne sait plus où donner de la tête depuis quelques jours. Elle est accaparée par les demandes de médias rendus curieux par les activités de la branche suisse de ce «réseau international de résistance civile» présent dans neuf pays.
«Vous voulez rencontrer l’un de nos membres? Un autre jour, c’est possible?, demande la jeune femme, empruntée, au téléphone. Aujourd’hui, ils sont tous en garde à vue…» Patientons, donc, jusqu’à ce que Christian Anglada, 57 ans, soit libéré de la geôle bernoise où il «paie» le blocage de la sortie d’autoroute du Wankdorf, un peu plus tôt ce mardi matin.
C’est à Lausanne, dans l’atmosphère plus propice d’un restaurant végétarien, que nous retrouvons ce père de trois enfants, «un ado et deux sortis de la coquille», pour qu'il nous raconte l'expérience «complètement farfelue», selon lui, de bloquer une autoroute. Ce Vaudois installé sur la Riviera est encore marqué par son aventure pascale, ces trois matins où il est allé dès l’aube se coller au bitume glacial.
«Certains automobilistes ont été agressifs»
Ne croyez pas que Christian Anglada y a pris plaisir. Loin de là: il a eu peur. À cause du danger de l’autoroute en elle-même, mais aussi des réactions violentes de certains automobilistes. À Berne, pour la première fois, certains se sont montrés agressifs. «Nous étions soulagés que la police soit là. Même s’ils ne sont pas enchantés d’avoir à nous évacuer, ils ont été très corrects et ont fait leur job.»
Le quinquagénaire ne pensait pas non plus se retrouver un jour en garde à vue. Il l’a été trois fois en une semaine. «Une cellule, ce n’est pas très drôle. On ne sait pas l’heure qu’il est, c’est inconfortable. Cela reste la Suisse: c’est chauffé, propre, on peut avoir de l’eau et une couverture, mais il y a des manières plus agréables de passer ses vacances.»
Par exemple dans la région lyonnaise, là où le père de famille avait loué un appartement pour ce week-end prolongé afin de «profiter des fleurs du printemps». Avant de changer de plans. «J’aurais préféré ça à faire le pignouf en ayant froid sur l’autoroute, à embêter des automobilistes», reconnaît l’habitant de la Tour-de-Peilz, qui n’aura eu de fleuri que le langage durant cette trêve pascale. Trêve dont il devrait hériter d’un casier judiciaire. «Cela va prendre un peu de temps, les procédures varient selon les cantons. Mais je n’y échapperai pas.»
Il a été élu des Verts
Le bavard quinquagénaire continue son récit, ne laissant pas beaucoup de place pour intervenir. Nous brûlons de lui poser la question qui vous hante sans doute depuis le début de cet article: pourquoi celui qui se décrit comme un «garçon sage, toujours loyal vis-à-vis de la société et intimidé par la police» décide, à 57 ans, de prendre de tels risques? Touffue, la réponse oscille entre cheminement personnel, parcours professionnel et engagement politique. Avec, en toile de fond et comme de nombreux autres activistes climatiques, un sentiment de responsabilité directement liée à la génération future.
Très prompt à s’auto-analyser, Christian Anglada se définit lui-même comme un «quinqua privilégié», un «Bidochon propriétaire», même, qui a eu «une bonne vie». Pas toujours respectueuse du climat, avoue-t-il, malgré une adhésion aux Verts en 1988 déjà. Des années de fibre écologiste sans grand engagement... jusqu’à il y a une dizaine d’années. «C’était l’après-Fukushima. Sur les marchés que je fréquente beaucoup, j’ai entendu que des gens voulaient créer une section écologiste à La Tour-de-Peilz. Je ne suis pas sportif, je ne chante pas, je me suis dit que c’était un moyen de faire davantage partie de la collectivité», se souvient le Vaudois.
De «prête-nom en fin de liste», Christian Anglada se retrouve propulsé par la vague verte directement au conseil communal. Une expérience aussi enrichissante que frustrante pour le père de famille, englué dans ce processus démocratique «hyper lent». «En matière d’écologie, le discours était toujours le même: ce n’était pas aux autorités communales d’agir, il fallait simplement encourager les initiatives citoyennes», explique-t-il.
La Suisse, «démocratie de beau temps»
Le Boéland prend sa commune au mot et crée une association écologique. Un premier virage dans le parcours professionnel de celui qui a passé un quart de siècle dans le travail social. Il en a franchi toutes les étapes, de responsable de projets jusqu’à directeur d’institutions. Il baisse son temps de travail à 80-90% pour pouvoir sensibiliser aux limites planétaires. Il écrit un livre de solutions pour les gens «impuissants face à l’urgence climatique et à l’effondrement de la biodiversité».
Cela lui a longtemps paru suffisant, parce que Christian Anglada avait confiance dans les institutions. Il assure avoir «joué le jeu» au maximum, des pétitions aux campagnes en passant par la politique active. Mais «cela n'a pas marché». Son diagnostic? La «magnifique démocratie suisse» n’est efficace que par beau temps. «On nous dit de lancer une initiative populaire. Il faut compter de six à dix ans depuis la récolte des signatures jusqu’à la mise en oeuvre. Un temps que nous n’avons pas», déplore le militant.
Le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a servi de déclencheur. «J’ai un ado qui n’est pas encore majeur. Je veux pouvoir le regarder dans les yeux en me disant que j’ai fait tout ce que je pouvais. Alors j’ai quitté mon travail.» Un risque financier mais qu'il se sent moralement obligé de prendre, vis-à-vis de ses trois enfants et de la société dans son ensemble.
Lorsque le Vaudois a eu vent de la campagne soutenue notamment par Julia Steinberger, autrice du récent rapport du GIEC, il n’a pas hésité. «Contrairement aux autres mouvements, Renovate Switzerland a l’immense avantage d’être dans l’agenda politique, analyse le bientôt sexagénaire. On ne peut pas faire plus concret: notre revendication (isoler un million de maisons d’ici à 2040, ndlr.) est légitime, pragmatique et reconnue comme impérative par le Conseil fédéral lui-même.»
«C'est la mesure la plus efficace!»
Dans les faits, seul le timing change: le gouvernement a fixé une échéance à 2100, un délai impensable aux yeux des activistes. «Nous ne demandons pas de le faire d’ici à deux ans, mais 2040 nous semble raisonnable. C’est la mesure la plus efficace pour réduire d’un tiers les émissions de la Suisse sur son territoire. Il ne s’agit pas d’une solution politique, mais socio-technique.»
Cette idée, documentée dans un dossier de presse dodu, n’a pas été gribouillée sur un coin de table, insiste Christian Anglada. Voilà plus d’un an que la campagne a été lancée, et les bloqueurs d’autoroute, souvent pas plus nombreux d’une poignée, ne sont que les derniers maillons d’une longue chaîne. «Un par voie, ça suffit!», glisse malicieusement le néo-activiste, revenu dans sa zone de confort après avoir eu très peur face au danger potentiel de ces opérations organisées «aussi minutieusement que la police ou l’armée».
Malgré son enthousiasme, l’ancien directeur juge «pathétique» que des gens doivent aller s’asseoir sur l’autoroute pour faire changer les choses. Cela ne l’amuse pas du tout d’avoir à embêter des «honnêtes gens» qui se rendent au travail. «Nous sommes bien conscients qu’il y a des gens qui arrivent en retard au travail. C’est embêtant, mais les rapports du GIEC évoquent des famines et des guerres…»
Interdit de périmètre à Berne
La femme de Christian Anglada, angoissée à l’idée de le voir plonger dans l’illégalité («si je ne lui dis rien, elle s’énerve, et si je lui dis, elle s’énerve aussi!»), va devoir se faire une raison: comme ses camarades qu’il ne connaissait ni en blanc, ni en noir auparavant, le Vaudois ne va pas céder avant le Conseil fédéral. Est-il optimiste? «J’ai découvert des gens qui sont si courageux et déterminés que cela rallume ma flamme. Ce ne sont pas des allumés ou des gourous, ce sont des personnes normales qui ont des doutes, qui sont mal à l’aise d’être dans l’illégalité et ont une peur panique de se faire arrêter ou injurier par des automobilistes. Et pourtant, tout le monde se fait violence parce que nos politiciens ne sont pas à la hauteur…»
Le père de famille est soudain rattrapé par l’émotion. Sa voix très posée devient tremblante et des larmes coulent sur ses joues. Une sensibilité qui rappelle celle de Guillermo Fernandez, dont les trente-neuf jours de grève de la faim ont abouti à une séance d’information au Palais fédéral, le 2 mai. Christian Anglada, admirateur du courage du Fribourgeois, a de longue date demandé de pouvoir se rendre au Parlement ce jour-là. Mais l’action de mardi matin pourrait tout changer. «J’ai une interdiction de territoire de la ville de Berne pour toutes les actions illégales. Si la manifestation sur la Place fédérale n’est pas autorisée, je ne pourrai pas m’y rendre, de peur de commettre un délit aggravant.»
L’habitant de la Riviera doit s’adapter à ce nouveau «statut légal». Ayant conservé un petit mandat professionnel «pour payer quelques factures», il ne peut pas se permettre de participer à des actions de Renovate Switzerland s’il n’est pas libre les jours qui suivent. Il faut compter 24 heures pour la police et 48 heures pour le procureur, soit trois jours au minimum. «Plus on récidive, plus la détention préventive peut être longue. Tout dépendra de la réponse légale donnée à notre mouvement.»