Dans le jardin de sa maison, une ferme restaurée au cœur de la campagne genevoise, les feuilles des arbres parées de jaune et de roux rivalisent d’éclat. En ce 29 septembre, installée devant la baie vitrée ouverte et donnant sur l’extérieur, Nadine de Rothschild brode à la lumière du soleil. Dehors, la température frôle les 20°C. Sur la table basse du salon, un exemplaire de Ciné Revue de mars 1957 rappelle la jeunesse et la carrière de la maîtresse de maison. Nadine Tallier, son nom de scène, a 25 ans.
Elle figure au générique de Comme un cheveu sur la soupe. Le film offre son premier rôle à un certain Louis de Funès, mais c’est elle qui occupe l’entier de la une. «Mon tour du monde de pin-up française», titre le magazine. Starlette au physique aguicheur, la future baronne souffle aussi la vedette à la jeune Brigitte Bardot et confie ses ambitions artistiques de retour de Hollywood.
Sur la photo de couverture, elle exhibe sa main droite, voilant à peine un décolleté avantageux. La gauche ne porte pas encore d’alliance. Elle ne l’enfilera que six ans plus tard en épousant le baron Edmond de Rothschild, rencontré fortuitement au cours d’un dîner qu’elle faillit annuler. Ce soir-là, si elle connaît le nom dynastique, elle ignore tout de cet homme et de son immense fortune. Le destin va les asseoir côte à côte et le charme fera le reste. Leur union durera quarante-six ans, jusqu’à la mort du milliardaire.
Presque un demi-siècle d’une vie d’exception pour celle qui, à 14 ans et 1 jour, certificat d’études en poche, alla travailler en usine chez Neubauer Peugeot, devint modèle à 16 ans pour le peintre Jean-Gabriel Domergue avant d’entamer une carrière de comédienne. Elle qui naquit Nadine Lhopitalier, à Puteaux, dans un milieu extrêmement modeste, sut, volontaire et spirituelle, toujours s’adapter. Avec ou sans titre de noblesse.
De Jackie Kennedy à la Callas, un livre pour 2026
A l’acteur Darry Cowl qui la surnomma «la ruée vers l’or», elle rectifia: «Je suis plutôt la ruée vers le diamant.» Son époux était, en effet, administrateur de la de Beers, du nom de ce conglomérat diamantaire sud-africain. A 93 ans, la baronne a gardé l’œil rieur et le sens de la formule. Jamais à court de projets, celle qui fit les riches heures des plateaux de télé, de Mireille Dumas à Thierry Ardisson, vantant les bonnes manières et vendant comme personne ses livres devenus des best-sellers, prépare un nouvel ouvrage pour avril prochain, intitulé Femmes, femmes, femmes.
Elle y évoquera, de Jackie Kennedy à la Callas, les figures féminines iconiques qu’elle a bien connues. Mais à l’image des trois singes de la sagesse qui trônent dans son salon, elle ne dit, ne voit et n’entend pas le mal.
Un ping-pong judiciaire
Ces derniers mois, pourtant, des rumeurs circulent à son sujet. Un anonyme, «témoin du passé», fait savoir aux rédactions romandes que Madame «n’est plus tout à fait maîtresse de ses décisions». Racontars? L’intrigant s’en défend. Il insinue pourtant qu’elle serait manipulée. Comprenant la manœuvre, Nadine de Rothschild sourit: «S’il faut parler de ma vie privée, autant que ce soit moi qui le fasse.» Sur un petit coussin ornant un fauteuil du salon, on peut lire la devise souvent associée à la famille royale britannique «Never complain never explain».
La baronne a horreur de s’épancher, mais plus personne n’ignore qu’un conflit de succession l’oppose à sa belle-fille, Ariane de Rothschild, 59 ans, banquière et femme d’affaires, et à ses quatre petites-filles, âgées de 23 à 30 ans. Le litige concerne sa part d’héritage dont elle souhaite faire un musée à Genève au nom de son défunt mari. Dans le calme de son salon, rien ne transpire de cette joute familiale, devenue un interminable pingpong judiciaire.
En déposant son ouvrage de broderie, Nadine de Rothschild évoque spontanément la mémoire du baron Edmond. «Il a disparu en novembre 1997 de complications pulmonaires. Il était hospitalisé à Genève, j’allais le voir tous les jours. J’ai appris son décès avant minuit sur les ondes d’Europe 1.» Un indiscret avait vendu la mèche. «Edmond aurait eu 100 ans l’an prochain, ajoutet-elle. C’était un homme de pouvoir. Un grand seigneur.»
En photo, dans son costume clair, le teint hâlé, il porte beau. De lui, elle ajoute sans ciller qu’il fut un vrai play-boy. Elle s’en accommoda, mais n’eut jamais le dessein de le quitter. «Divorcer n’entrait pas dans ma philosophie.» A-t-elle eu des amants? «J’ai toujours proclamé aux femmes: «La tête sur le billot, n’avouez jamais!» Sachez que je n’ai jamais été seule dans la vie et toujours très bien accompagnée.»
Des retrouvailles enjouées, mais pas d’accord
Elle seconda son époux autour du monde, là où l’appelaient ses affaires et la rencontre d’innombrables chefs d’Etat. «Dès le premier jour de notre histoire, ce fut un full-time job comme disent les Anglo-Saxons.» Elle voyagea à ses côtés, géra l’intendance et s’occupa de leurs 14 demeures et châteaux. «J’étais à la fois son épouse, sa meilleure amie, sa meilleure conseillère et sa seule confidente.»
Comme elle nous le révélait en mars 2023, elle compte célébrer sa mémoire en érigeant un musée Edmond – et si possible, ajoute-telle, Nadine – de Rothschild. Elle nous en confia l’idée à la parution de Très chères baronnes de Rothschild, livre qu’elle dédiait à ses quatre petites-filles, Noémie, Alice, Eve et Olivia, que l’on aperçoit, jeunes femmes souriantes, sur une photo du salon. Cet été, elle a revu, chez elle, trois d’entre elles.
«Je les ai invitées à prendre le thé le 3 août dans le but de nous réconcilier. Elles m’appellent «granny», diminutif de grandmother. J’avais quitté des enfants, j’ai retrouvé Alice, Eve et Olivia, trois femmes élégantes, actives et indépendantes. Noémie, installée au Canada, n’a pas pu faire le déplacement. Je souhaitais partager avec elles notre histoire familiale et des éléments que moi seule détenais, car je suis la dernière des femmes Rothschild de ma génération. Nous avons échangé et ri pendant deux heures. C’était extrêmement plaisant et agréable.» Elles se seraient quittées ravies. En retour, la baronne reçut des fleurs et un mot affectueux ponctué d’un «à très vite, nous l’espérons».
Les héritières, filles d’Ariane et du regretté Benjamin de Rothschild, fils unique disparu à 57 ans, en janvier 2021, d’une crise cardiaque, furent conviées à nouveau le 23 août. «Ce fut tout aussi chaleureux et détendu. Je souhaitais que mes petites-filles puissent un jour participer à la gestion du musée à la mémoire de leur grand-père et de leur grand-mère à Genève, ajoute-t-elle. Elles sont reparties en me laissant dans l’espoir de pouvoir faire quelque chose avec elles.»
Mais le rameau d’olivier tendu n’a pas permis de trouver un accord. Le conflit perdure donc devant les tribunaux. Pour Nadine de Rothschild, c’est une déception. Le mobilier, les tableaux et les œuvres d’art qui lui appartiennent, soit une partie de la totalité de la collection, restent inaccessibles pour le moment. «Mon mari m’a attribué tout cela par un testament établi en bonne et due forme chez un notaire genevois.»
La baronne pose ses conditions
Dans sa part d’héritage bloquée au château, elle chérit particulièrement une version du Chapeau de paille. Cette toile, signée par la grande portraitiste Elisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), est inspirée de Rubens. L’exemplaire de Pregny fut commandé par une ancêtre, baronne elle aussi. «Cette toile que j’affectionne était accrochée dans mon couloir; je passais devant tous les jours. Les musées du monde entier me l’ont réclamée, j’ai toujours refusé de la céder», glisse Nadine de Rothschild.
Pour elle, le temps est compté. Elle pose désormais ses conditions, comme on lance un ultimatum. «Si un beau musée pour la ville de Genève s’avérait impossible, alors je léguerais les collections dont j’ai hérité au Musée d’Israël à Jérusalem.» En 1969, l’institution culturelle la plus importante du pays inaugurait une salle Edmond de Rothschild, du nom d’un ancêtre disparu en 1934 et parfait homonyme de feu son époux. «La pièce entière est consacrée aux meubles et aux objets que mon mari a donnés de son vivant.» Cette chambre française du XVIIIe siècle témoigne de l’art classique européen. Et la baronne d’ajouter: «Je souhaite que, le jour venu, ma part d’héritage ne puisse pas être dispersée, partagée et que tout ce qui la constitue ne soit jamais vendu aux enchères, ni prêté.»
Le Pavillon de Pregny à la mémoire de Sissi
Dans ce bras de fer qui oppose les héritières, la justice donne raison tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Nadine de Rothschild pourra, selon une décision du Tribunal fédéral, utiliser le prénom d’Edmond pour sa fondation, ce que lui contestait Ariane. Elle craignait une confusion possible avec la banque Edmond de Rothschild qu’elle dirige. En revanche, la baronne a perdu l’usufruit du château le 17 juin 2025, mais les juges lui ont permis de récupérer le Pavillon qu’elle occupait à Pregny.
«Après l’avoir quitté, j’ai envoyé des entreprises pour y faire des travaux de rénovation. Or, comme on avait donné des instructions pour les en empêcher, ils n’ont pas pu y accéder. Tout a été fait pour ralentir la procédure, mais j’ai finalement obtenu gain de cause. Une décision a constaté mon droit de retourner au Pavillon après trois ans d’interdiction. J’ai, là-bas, un autre projet, dédié, cette fois, à l’impératrice Sissi. Je m’en suis ouverte à mes petites-filles cet été.»
Nadine compte célébrer l’impératrice d’Autriche dont elle a retrouvé, dit-elle, des objets et des photos. Esprit indépendant, inlassable voyageuse, Elisabeth de Wittelsbach, son vrai nom, déjeuna au château de Pregny à l’invitation de la baronne Julie de Rothschild, le 9 septembre 1898.
C’est le mari de cette dernière, Adolphe, un collectionneur humaniste, qui fit ériger le palais de Pregny, un précieux écrin pour la collection familiale qu’il enrichit de chefs-d’œuvre fabuleux. On dénombre, entre autres merveilles, des tableaux de François Boucher – dont le portrait de Madame de Pompadour – Goya, Watteau, Vélasquez et des meubles de Riesener, Carlin ou Weisweiler. Quant à la malheureuse Sissi, elle fut assassinée le 10 septembre, au lendemain de sa visite, sur le quai du Mont-Blanc, par l’anarchiste italien Luigi Lucheni. L’événement choqua le monde. Le mythe perdura, porté à l’écran par Romy Schneider.
Jamais en reste, Nadine de Rothschild se projette et elle a même imaginé une boutique de souvenirs. «Comme je ne peux pas utiliser le nom de Sissi, les visiteurs pourront acquérir, au profit de la fondation, des napperons, des serviettes, des tote bags ou des tasses frappés des lettres brodées E, N, initiales d’Edmond et Nadine. J’ai conçu et fait dessiner tous ces objets. Je compte mandater le décorateur bordelais Christophe de Mirambet afin de magnifier le Pavillon.»
L’évocation de Sissi lui rappelle cette anecdote. «L’impératrice, très sportive, pratiquait l’équitation et la gymnastique de manière intensive. A Pregny, elle utilisait une barre métallique que nous avons longtemps conservée. Mais, chaque fois que mon mari sortait de sa salle de bains pour venir dans mon bureau, comme il était très myope, il butait dessus. Il a finalement décidé de l’enlever.»
Une très violente dispute…
Lorsqu’on lui demande à quand remonte le gel des rapports familiaux, la baronne l’estime à dix ans après la mort de son mari. «C’est ce que j’ai ressenti. Cela devait exister avant sans que je le sache», dit-elle tout en refusant d’attester d’un épisode clé. Une violente dispute, des gestes et des mots, entre elle et l’épouse de son fils. L’incident aurait éclaté en 2007. La raison? Nadine de Rothschild aurait écarté sa belle-fille de tout rôle dans le processus successoral.
La scène qui suivit fut, aux dires de certains, plus proche d’un film de Tarantino que d’un épisode de la comtesse de Ségur. Benjamin de Rothschild était-il au courant? «Je ne me serais pas permis de lui dire quoi que ce soit, car je ne voulais pas de problèmes dans leur ménage», se contente d’expliquer la baronne. Par la suite, elle retira la totalité de son argent de la banque familiale. «Mon fils en était furieux. Il ne pouvait pas comprendre, ni même imaginer, qu’elle était la cause de mon geste…»
On le sait, les rapports mère-fils n’étaient pas au beau fixe. «Benjamin ne s’ouvrait pas du tout à moi. A sa disparition, en janvier 2021, la presse a évoqué ses addictions dont on aurait attribué l’origine à un manque d’amour maternel. Il faut savoir qu’il était asthmatique de naissance. Le pédiatre lui avait prescrit un sirop calmant à la codéine. C’est un médicament opioïde qui, à forte dose et sur une longue durée, engendre de la dépendance. Il lui a été administré sans que personne n’en soupçonne les conséquences. Cela n’a jamais été évoqué.»
A-t-elle été une mère absente, comme il le lui aurait reproché? «Il a vécu sa vie, mais il a beaucoup souffert du fait que je ne sois pas mère au foyer. Chez les Rothschild, comme dans la plupart des familles bourgeoises, les enfants sont élevés par des nurses ou des gouvernantes. Moi, je secondais mon mari autour du monde chaque fois qu’il me le demandait en ne réalisant pas les besoins de mon fils, ce dont je n’ai pris conscience que bien plus tard. Nous retrouvions Benjamin le week-end et nous partions toujours en vacances avec lui.» Nadine de Rothschild s’interroge: «Et aujourd’hui, les femmes qui travaillent restent-elles à la maison pour s’occuper de leurs enfants?»
«Un refus pour le rayonnement de Genève»
A l’automne de sa vie, la baronne a souhaité tendre la main. «On m’a longtemps empêchée de voir mes petites-filles. J’ai voulu leur faire comprendre de participer à ma fondation consacrée au musée. Ayant essuyé un refus, c’en est un aussi pour le rayonnement de Genève. La ville et le canton seront privés de la gloire de cette collection.» A la suite d’un legs en 1957 de Maurice de Rothschild, le père d’Edmond, le château de Pregny appartient officiellement à la République et canton de Genève, qui ne s’est pas manifestée dans cette affaire.
Nadine de Rothschild, elle, a tout prévu afin de pérenniser son action. «Cette procédure peut durer encore vingt ans. Et je compte bien régler tout ça de mon vivant. Quoi qu’il arrive, mes fondations poursuivront tous mes projets après moi. Et comme je suis, entre autres, l’une des principales donatrices privées des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), elles s’emploieront à continuer à faire le bien.»
Cet article a été publié initialement dans le n°44 de «L'illustré», paru en kiosque le 30 octobre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°44 de «L'illustré», paru en kiosque le 30 octobre 2025.