Peut-on toucher de l’argent d’une entité qu’on dirige? C’est la question qu’a posée l’article récent de Blick au sujet des années de vice-présidence de Cinéforom (2019-2024) de Joëlle Bertossa, candidate au Conseil administratif de Genève. La fondation a attribué, durant ces mêmes années, 2,5 millions de francs à la société de production de films de la vice-présidente, ce qui soulevait des questions de potentiel conflit d’intérêt, réel ou perçu. Cinéforom a pris position sur la question, assumant et défendant «une gouvernance transparente et rigoureuse».
Situation différente à Zurich
Aux fins de comparaison des pratiques, Blick a interrogé les responsables de la Zuercher Filmstiftung, la fondation zurichoise pour le cinéma, afin de voir si les choix d’organisation y sont similaires. A ce jour, ce n’est pas le cas. A la tête du Conseil de la fondation, qui distribue des fonds en majorité publics (Ville et Canton de Zurich), on ne trouve que des politiques.
La présidente est Corine Mauch, l’actuelle Maire de Zurich, et la vice-présidente est Jacqueline Fehr, conseillère d’État zurichoise. Un producteur et une productrice figurent parmi les membres du conseil. «Jusqu’à ce jour, il n’y a jamais eu de représentants de la branche à la présidence ou à la vice-présidence, même si ce serait théoriquement possible, explique Hercli Bundi, directeur général de la fondation. La présidence a toujours été occupée par des représentant(e)s du Conseil d’Etat ou de la Ville», poursuit le responsable.
Importance du conflit d'intérêt perçu
«Dans l’idéal, une fondation qui donne de l’argent n’a pas besoin d’avoir dans ses organes dirigeants des représentants des bénéficiaires», estime Dominique Freymond, administrateur indépendant et consultant en gouvernance. «Le conflit d’intérêt perçu peut vous pénaliser», affirme le Vaudois, auteur de l’ouvrage «Gouvernance d’entreprise: l’envers du décor en 100 anecdotes» (Éditions Attinger, 2023).
Pour cet expert en gouvernance, le poste de vice-président d’un Conseil de fondation est en effet plus important que celui de simple membre: «Il remplace le président s’il est absent, ce qui arrive parfois; il est aussi responsable de s’assurer que le président ne dysfonctionne pas; il a un rôle de représentation à l’extérieur, sa voix est prépondérante en cas de remplacement du président, et il a accès au fonctionnement de la fondation, au secrétariat, à l’organisation des séances.»
A Cinéforom tout comme à la Zuercher Filmstiftung, les commissions d’attribution des fonds sont indépendantes du Conseil de fondation. Mais ce sont les Conseils qui valident la liste des membres qui feront partie de ces commissions, et qui édictent les directives et règles de la fondation.
Face au vivier de membres de jury, poursuit Dominique Freymond, «il y a le formel et l’informel: pour être dans le jury, il faut être connu et dans les bons papiers des dirigeants de la fondation, ce qui encourage des liens de copinage.» À partir de là, le poste de vice-président confère une forme d’autorité. «Du point de vue du conflit d’intérêt perçu, il y a un vrai problème».
Si bien que, même s’il y a transparence et que les processus de direction et d’attribution de fonds sont distincts, il peut y avoir un conflit d’intérêt perçu, explique Dominique Freymond. «Si les citoyens, journalistes voient ce cumul de rôles de dirigeant et de bénéficiaire, comment sont-ils susceptibles de réagir? Il faut évaluer l’impact potentiel d’une mécompréhension d’une pareille organisation. S’il existe un potentiel dégât d’image, même si les choses sont faites dans les règles, il faut renoncer à ce cumul de fonctions.»
Question d'interprétation?
A la fondation zurichoise du cinéma, la même configuration qu’à Cinéforom serait possible, mais n’est pas mise en pratique. «En théorie, rien n’interdirait le cumul du rôle de président ou vice-président avec celui de bénéficiaire direct de l'argent de la fondation, explique Hercli Bundi, du moment que les fonds sont distribués par des commissions indépendantes».
Un choix qui n'a jamais été fait en 20 ans d’existence de la fondation. Est-ce en raison du risque de conflit d’intérêt qui pourrait être perçu par le public? «Ça, c’est une question d’interprétation, répond Hercli Bundi. Ce serait légal, mais en termes de légitimité, on peut toujours tout disputer. Je n’entre pas dans les interprétations».
Gérer le risque pour l'image
«Les conflits d’intérêt, c’est une réalité, répond quant à lui Dominique Freymond. Il n’y a pas d’interprétation psychologique, on doit les traiter de manière transparente et c’est le Conseil qui doit les identifier et les traiter professionnellement selon leur gravité». Pour le consultant, si la fondation zurichoise a choisi de ne jamais nommer de producteurs à la vice-présidence en 20 ans, c’est qu’il y a une raison: «Ils pourraient être conscients du risque de conflit d’intérêt. En ce sens, nous avons là un bon contre-exemple.»
D’après les statuts, ce sont le Conseil d’Etat zurichois et la Ville de Zurich qui désignent conjointement les présidents et vice-présidents. «Cela veut dire qu’ils peuvent en pratique décider de mettre un producteur ou une productrice à la tête de la fondation», souligne Hercli Bundi. La fondation zurichoise serait alors présidée ou vice-présidée, comme l’est Cinéforom, par une personne dont la société pourrait être simultanément bénéficiaire de l’argent de la fondation. Dominique Freymond trouve, quant à lui, intéressant que ce soient le Canton et la Ville de Zurich qui nomment eux-mêmes la présidence du Conseil: «Cela veut dire que le Canton et la Ville gardent le contrôle».
Aspect formel et aspect éthique
En matière de gouvernance, «il y a tout ce qui est écrit dans les statuts, et il y a les hommes et les femmes conscients des conflits d’intérêt potentiels et qui préfèrent avoir une situation claire et propre dès le départ», conclut Dominique Freymond. «Même si l’on estime important d’avoir des professionnels de la branche dans les Conseils, il en existe qui n’ont peut-être pas d’intérêt direct à l’argent de la fondation, qui sont d’anciens de la branche, qui ont arrêté le métier ou ne sont pas dépendants de subventions en Suisse romande. Il est possible de trouver des personnes avec les bonnes compétences et expériences sans qu’elles ne soient péjorées par des conflits d’intérêts.»
L’éthique institutionnelle compte d’autant plus que la surveillance au plan de la gouvernance n’est pas très stricte, ajoute le consultant. «Les fondations sont contrôlées par des autorités cantonales ou par l'autorité fédérale de surveillance des fondations: elles demandent le rapport d’activité et les comptes, mais ne s’occupent pas des conflits d’intérêt. Leur travail est de vérifier la conformité aux buts de la fondation et que l’argent soit bien employé en lien avec ces buts. On ne peut donc pas dire 'circulez car l’Autorité de surveillance nous surveille déjà bien'».