Une «maman d’ados» se fait un sang d’encre. Elle m’écrit sur Facebook. Elle est «choquée» du «succès qui ne suscite plus aucun émoi d’un rappeur comme Freeze Corleone qui va venir se produire en concert à Genève le 4 juin prochain» dans le cadre du festival The Beat à l’Arena et «qui suscite l’admiration de ses pairs et ses auditeurs». En cause: les propos «très clairement antisémites» tenus par l’artiste dans plusieurs clips et chansons.
Je saisis mon téléphone. «Choqué», Johanne Gurfinkiel l’est aussi au bout du fil. «Abasourdi», «totalement halluciné», le secrétaire général de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la discrimination (CICAD). «Freeze Corleone est invité en dépit des paroles antisémites qui agrémentaient ses chansons pour lesquelles il n’a jamais fait amende honorable, s’étrangle-t-il. Ce cocktail d’antisémitisme, de négationnisme et de complotisme mérite une véritable prise de conscience et témoigne de notre nécessaire vigilance.»
Et le Genevois d’avertir: «Je n’appelle pas au boycott. En revanche, la responsabilité des organisateurs est pleinement engagée; nous serons attentifs aux retours qui nous seront faits et nous ne manquerons pas de saisir la justice si des propos antisémites devaient être entendus lors de ce festival. La CICAD n’entend ni courber l’échine, ni fermer les yeux face aux diffuseurs de propos haineux.»
Qu’en dit la direction du festival? Freeze Corleone et son entourage? Les autres producteurs de spectacles de Suisse romande? La Ville de Genève? Les spécialistes du rap? J’y reviendrai. Mais d’abord, une autre question.
Une polémique plus grande que lui
De quoi et de qui parle-t-on? Pour comprendre, il faut se rendre en France, en septembre 2020. Le 11 septembre, date probablement choisie avec soin, sort «La Menace Fantôme» ou «LMF», premier album du Français vivant à Dakar, certifié double disque de platine en mars 2022. Habitué de la scène underground, Freeze Corleone se retrouve sous le feu des projecteurs et au cœur d’une polémique bien plus grande que lui.
Même le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’en mêle et le gouvernement français saisit la justice. En cause: des paroles jugées antisémites tenues dans plusieurs clips. Le 17 septembre, le Parquet de Paris ouvre une enquête pour «provocation à la haine raciale» et «injure à caractère raciste». Universal le lâche. Et l’étoile montante se défile. Le punchlineur annule sa tournée, dont un premier concert à Genève prévu le 31 janvier 2021, déjà dans le cadre du festival The Beat. À la grande satisfaction de la CICAD, montée au front à l’époque aussi.
Plongée dans les textes problématiques de Issa Lorenzo Diakhaté, son vrai nom. «Le Figaro» et «Le Monde» les citaient largement il y a une année et demie: «On arrive dans des allemandes comme des SS»; «J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 […]»; «J’ai les techniques de propagande de Goebbels […]»; «Tous les jours R.A.F (ndlr: rien à foutre) de la Shoah»; «Gros comme des banquiers suisses. Tout pour la famille, pour que mes enfants vivent comme des rentiers juifs»; «Tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza»; «J’suis à Dakar, t’es dans ton centre à Sion». Et cette référence au chef des talibans tué en 2013: «Seigneur de guerre comme le mollah Omar».
«Les mots précèdent les actes. Toujours»
Un scandale... et puis plus rien. Depuis fin 2020, le calme plat. Et puis ce coup de tonnerre du vendredi 1er avril 2022 et les révélations de Blick: Freeze Corleone a été relaxé en septembre 2021. Les faits sont prescrits, confirme la justice française. Selon nos informations, les vidéos et les textes avaient été diffusés parfois des années avant ce fameux 11 septembre 2020. Pas tranché, donc, le fond de l’affaire.
Johanne Gurfinkiel attaque sur un autre terrain: celui de la morale. «La question à se poser est la suivante: est-ce que mon sens de l’éthique m’autorise à recevoir ce genre d’artiste qui assume totalement ses textes et qui bénéficient d’une très large audience? Force est de constater que le sens de l’éthique s’avère à géométrie variable.» Allons, allons, ne sont-ce pas juste des chansons? «Non!, balaie l’intellectuel avec véhémence. Ce ne sont pas juste des chansons. Les messages de haine véhiculés ont vocation à fédérer, à mobiliser. Lorsqu’on porte dans sa musique un militantisme abject, on se trouve au-delà du divertissement.»
Soudain, son ton devient plus grave. Plus posé. «Freeze Corleone n’appelle peut-être pas à l’agression mais favorise une certaine perception des personnes de confession juive et alimente ainsi l’antisémitisme, estime Johanne Gurfinkiel. La haine antisémite et raciste n’a pas sa place dans notre démocratie. Dans l’histoire comme aujourd’hui, il ne faut jamais l’oublier: les mots précèdent les actes. Toujours.»
La Ville de Genève aurait interdit le concert (si elle l’avait pu)
Contacté, Sami Kanaan, conseiller administratif (exécutif) de la Ville de Genève chargé de la Culture, prend ses responsabilités politiques via son collaborateur personnel. C’est sans équivoque: au vu de la teneur du discours du musicien, si le concert avait lieu dans une salle financée par la Ville, il aurait été interdit. Mais voilà, l’Arena est une salle privée, sise sur la commune du Grand-Saconnex.
Le directeur de The Beat, le festival qui a programmé l'artiste, restera-t-il de marbre devant de telles réactions? Une demande d’interview part. «L’enquête a été classée sans suite par la justice, comme l’a confirmé votre média vendredi, écrit Julien Rouyer dans un courrier électronique. Nous ne souhaitons pas faire d’autre commentaire à ce sujet.» Raté. Et du côté de Freeze Corleone, qui n’a jamais répondu à la presse? «Ni l’artiste ni son entourage ne souhaitent s’exprimer.»
Dans ces conditions, comment bien faire son travail de journaliste? J’appelle Michael Drieberg, patron de Live Music Production et fondateur du festival Sion sous les étoiles. «En tant que programmateurs ou producteurs, bien sûr que l'on endosse une responsabilité éthique et morale, et on ne doit pas se cacher derrière la justice. Si on trouve que ça va trop loin, à nous de juger, sans condamner. Plusieurs fois dans ma carrière, j’ai dû faire jouer mes convictions.»
«On est très dur avec les rappeurs»
Quand? «Par exemple, j’ai refusé de mettre Bertrand Cantat sur scène après qu’il avait tué Marie Trintignant, sa compagne. J’ai arrêté de programmer Dieudonné dès qu’il a commencé à singer des déportés. Et puis, j’ai refusé le dernier spectacle de Jean-Marie Bigard, mon ami depuis vingt ans, parce que ce n’est pas mon rôle de lui permettre de diffuser ses idées politiques (ndlr: sa dernière création s’appelle 'Parole de complotiste').»
Aurait-il invité Freeze Corleone? Michael Drieberg adopte une posture un peu différente… «Le rap émane de jeunes gens révoltés, qui pour certains vivent dans des banlieues difficiles. Ils n’utilisent pas les mêmes mots que nous pour raconter leur réalité, mais c’est une écriture magnifique aussi. Je trouve qu’on est très dur avec eux. Au début, j’avais tendance à être choqué. Mais il ne faut pas s’arrêter à la violence des propos et se demander pourquoi ils sont en colère, pourquoi ça a dérapé. Eux aussi vivent beaucoup de racisme, d’injustices! On a aussi besoin de les entendre. Après, évidemment, ça ne veut pas dire qu’on doit tout cautionner.»
En d’autres termes, il aurait mis le sulfureux compositeur sur les planches. Sous conditions. «Si les faits remontent à deux ans et qu’il ne continue pas à crier ses textes problématiques sur scène, alors oui, je le produirais. Pourquoi continuer de le punir dans ce cas? Ces rappeurs ont aussi le droit à l’oubli et au pardon. Et laissons du crédit aux jeunes, comme mes enfants, qui les écoutent: ils viennent pour la musique, ce n’est pas comme ça qu’ils s’éduquent. Ils ne prennent pas les textes pour argent comptant, comme ils ne reproduisent pas ce qu’ils font dans les jeux vidéo.»
Faut-il remettre les paroles problématiques dans leur contexte?
Depuis le début de cette énorme polémique, des voix s’élèvent pour dénoncer ses «proportions démesurées». Comment comprendre cet argumentaire? «On ne peut pas nier que ces éléments de langage sont clairement tendancieux, qu’ils renvoient volontairement au nazisme et qu’ils peuvent paraître déplacés ou faire bondir, amorce Alexandre Caporal, journaliste culturel romand, fin connaisseur du monde du rap. Sont-ils pénalement répréhensibles et Freeze Corleone est-il lui-même un affreux antisémite? Peut-être ou peut-être pas, à la justice d’en décider. Mais si on prend un peu de recul, c’est hallucinant d’imaginer qu’un ministre de l’Intérieur se soit emparé personnellement de cette affaire.»
Autre point de friction: selon les mêmes observateurs, les phrases de Freeze Corleone auraient été «sorties de leur contexte». Ses paroles pourraient-elles être interprétées différemment? «Freeze Corleone est un provocateur, bien borderline. Mais dans les sons auxquels on fait référence ici, il n’appelle pas à la haine ni ne valide des crimes contre l’humanité. Au moment où il les sort, il utilise des références à cette sombre période de l’histoire pour la punchline et l’egotrip. Des figures de styles très habituelles. Quand il dit qu’il arrive comme Adolf dans les années 30, il avertit qu’il arrive dans le milieu du rap et qu’il faudra compter avec lui. Avant la sortie de son album et son entrée sur la scène mainstream, le mec s’adressait à une petite communauté de hardcore fans.»
«Freeze Corleone aime jouer avec le feu»
Et le Vaudois de contextualiser un peu plus encore: «La Shoah et la Deuxième guerre mondiale ne sont pas ses seules obsessions. S’il n’y avait que ça, ça serait vraiment craignos. Mais il est constamment dans la provocation. Il aime flirter avec les sujets très touchy et jouer avec le feu. Si on analyse son œuvre dans son entier, certains passages pourraient être considérés comme complotistes (ndlr: il multiplie les références aux Illuminati, par exemple), esclavagistes, misogynes ou même racistes, ce qui scandalise visiblement beaucoup moins.»
À ce stade, il reste deux questions, centrales pour la suite. Freeze Corleone va-t-il présenter ses textes jugés antisémites à l’Arena le 4 juin? Et les punchlines visées sont-elles répréhensibles aux yeux de la loi? La réponse à la première pourrait contraindre la justice genevoise à trancher la seconde.