Biscotos, abdos et …
La musculation, porte d'entrée vers la fachosphère? Un chercheur répond

Elle ne se contente plus de muscler son discours. De la salle de sport aux discours identitaires, l'extrême droite recycle le culte du corps pour séduire une jeunesse en quête de force et de repères. Le chercheur Guillaume Vallet décrypte cette mécanique. Interview.
Publié: 06:04 heures
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Dernière mise à jour: 08:12 heures
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Pour Guillaume Vallet, le muscle n’est pas qu’une affaire de sport: il est à la fois une ressource individuelle, un symbole idéologique et une valeur refuge dans une société instable.
Photo: KEYSTONE/ Image d'illustration
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

Depuis quelques semaines, deux influenceurs français – Mila et son compagnon Colin Walks – agitent la Suisse romande. Très suivis sur TikTok et Instagram, ils se filment en pleine séance de musculation, affichent leur corps bodybuildé et martèlent le même message: «dégauchiser la Suisse». Leur rhétorique mêle culte de la virilité, provocations politiques et attaques contre la gauche. Un discours qui rappelle celui d’influenceurs déjà installés comme Le Raptor, figure française mêlant vidéos de musculation et idéologie d’extrême-droite. Des contenus qui rencontrent un large écho, notamment auprès de jeunes hommes en quête de repères, et posent une question: la musculation est-elle une porte d’entrée vers l’extrême droite?

Guillaume Vallet, professeur d’économie à l’Université Grenoble Alpes, bodybuilder et auteur de «La Fabrique du muscle» (2022), étudie depuis plusieurs années les usages politiques et sociaux du corps. Pour lui, le muscle n’est pas qu’une affaire de sport: il est à la fois une ressource individuelle, un symbole idéologique et une valeur refuge dans une société traversée par l’incertitude. Interview.

Guillaume Vallet, est-ce que la musculation est forcément un truc d’extrême droite?
Pas forcément. Bien sûr, il existe une longue tradition d’appropriation du corps par l’extrême droite. Mais ce n’est pas une fatalité. On observe depuis quelques années une contre-tendance, avec les left lifters ou même le swoletariat (mélange de swole, le corps bodybuildé, et prolétariat). Ces pratiquants revendiquent un muscle «de gauche», en lien notamment avec une vision marxiste du travail. Avec l’idée que le muscle peut incarner une émancipation et façonner une identité collective. Le corps est une ressource qui nous appartient. On le sculpte par l’effort et la maîtrise des résultats. 

En réaction à l’ultra-droite?
Exactement. Comme la droite radicale s’approprie de plus en plus le corps, la gauche veut déconstruire cette idée en disant: «Nous aussi, nous pouvons être musclés.» Dans un contexte où les agressions – souvent d’extrême droite – se multiplient, développer sa force physique est aussi une manière de se protéger. Je parle dans mes recherches de «capitalisme des vulnérabilités»: dans une société qui fragilise les individus, chacun cherche des solutions individuelles. Le muscle devient alors une armure.

Historiquement, le culte du corps évoque les régimes autoritaires comme le nazisme…
Oui. Sur le temps long, le muscle est souvent associé à des systèmes autoritaires. Le corps musclé symbolise le contrôle, la force, le pouvoir, l’ordre, l’intolérance à toute forme de déviance. Ce qui a toujours plu à une idéologie droitière. Hitler en faisait l’icône de la race aryenne, Poutine pose torse nu à cheval ou pratique le judo: dans tous les cas, le muscle est une ancre, une référence immuable, qui incarne une nation stable. 

… mais aussi le communisme de Staline?
Oui, mais il faut aussi voir la différence entre régimes. Dans le nazisme ou le fascisme, le muscle incarnait la domination d’une race, d’un peuple sur les autres. Dans le communisme, le corps musclé incarnait l’ouvrier productif au service du collectif. Staline exhibait des ouvriers aux muscles saillants. C’est la même imagerie, mais au service de projets politiques différents: d’un côté le marché et l’individu, de l’autre le système planifié et le collectif. Dans les deux cas, il s’agit de dire: «Notre ordre est solide, notre nation est invincible», en s’appuyant sur une imagerie héritée de l’Antiquité, des corps romains ou grecs.

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Le muscle rassure parce qu’il est matière. On voit ce qu’on a produit, on le montre, et les réseaux sociaux amplifient cette visibilité.
Guillaume Vallet, professeur d’économie à l’Université Grenoble Alpes, bodybuilder et auteur de «La Fabrique du muscle»
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Et aujourd’hui?
La situation est différente, parce qu’on est face à des pratiques de masse, en salle. Le muscle prend des significations variées. Pour la droite, il est une ressource individuelle transformable en capital – sur le marché du travail, sur le marché de l’image, ou dans la hiérarchie sociale. Pour la gauche, il peut être pensé comme un outil d’émancipation. Et dans les deux cas, le capitalisme amplifie le phénomène: il a imposé l’idée d’un muscle toujours perfectible, hiérarchisé, comparable.

Quels sont les liens concrets entre culture du muscle et extrême-droite aujourd’hui?
D’abord, le masculinisme: l’idée que les «vrais hommes» sont ceux qui possèdent un corps fort, musclé, capable de dominer. C’est une philosophie implicite dans l’histoire du bodybuilding: attirer des jeunes hommes fragilisés dans leur identité, leur dire qu’ils deviendront virils grâce aux muscles. Ensuite, le hooliganisme. Ce n’est plus le supporter ivre et ventru des années 80. Aujourd’hui, ce sont des groupes très entraînés, mobiles, organisés. On l’a vu à l’Euro 2016 à Marseille, avec des hooligans russes entraînés comme des commandos. Le muscle est au cœur de leur idéologie: il sert à intimider, à frapper, à dominer.

Certains leaders d’extrême-droite, comme Eric Zemmour sont tout sauf musclés.
C’est vrai et pourtant dans son livre «Le premier sexe» (2006), il appelait déjà à revenir à un modèle d’homme fort, dominateur, en accusant les femmes d’avoir pris trop de place. J’avais trouvé frappant qu’il prône un modèle viril auquel il ne correspond pas. Mais c’est là qu’on voit que la virilité ne passe pas uniquement par le muscle: elle passe aussi par une attitude. Zemmour joue la carte du provocateur qui n’a peur de rien, qui balance tout, et ça plaît à certains. D’autres, en revanche, veulent incarner ce discours en version musclée: faire «du Zemmour», mais avec un corps fort. L’économiste Thomas Piketty, dans ses travaux, a montré une distinction dans l’électorat d’extrême droite: des membres de classes très aisées votent plutôt Zemmour, tandis que Marine Le Pen attire un électorat plus populaire. Ça se traduit aussi dans le rapport au corps: les plus riches mettent en avant d’autres formes de capital, économiques ou culturels. Les plus fragilisés, eux, valorisent davantage le corps comme ressource première.

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A partir du moment où vous considérez que votre corps est la réponse à tout, vous êtes déjà dans une logique de radicalisation.
Guillaume Vallet, professeur d’économie à l’Université Grenoble Alpes, bodybuilder et auteur de «La Fabrique du muscle»
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Dans nos sociétés actuelles, marquées par les instabilités géopolitiques et économiques, le corps musclé devient-il une valeur refuge?
Là où les vulnérabilités sont globales et où les réponses collectives manquent, il reste le corps. On peut perdre son emploi, son logement, ses repères, mais on garde le muscle: tangible, maîtrisable, exhibable. C’est, en quelque sorte, le franc suisse du corps. Le muscle rassure parce qu’il est matière. On voit ce qu’on a produit, on le montre, et les réseaux sociaux amplifient encore cette visibilité.

De quelle façon?
En favorisant la diffusion de modèles simplistes. Un jeune homme fragile, isolé, en quête de repères, tombe sur une vidéo où un influenceur musclé dit: «Regarde ce que je suis devenu grâce à ça. Toi aussi, tu peux changer, tu peux séduire, tu peux dominer.» C’est un discours extrêmement séduisant, parce qu’il apporte des réponses claires et visibles à des angoisses complexes. Ce n’est pas nouveau: le bodybuilding a toujours porté cette promesse. Mais les réseaux sociaux créent des bulles, des isolements, qui radicalisent. On sous-estime totalement ce phénomène dans les politiques publiques, qu’il s’agisse de ses dimensions idéologiques ou sanitaires comme dans la lutte contre le dopage.

Donc la musculation peut être une possible porte d’entrée vers la fachosphère?
Oui, absolument. A partir du moment où vous considérez que votre corps est la réponse à tout – en le faisant grossir ou maigrir –, vous êtes déjà dans une logique de radicalisation. Et ce discours séduit d’autant plus qu’il se présente comme une reprise en main, une autonomie retrouvée et un outil de contrôle dans un monde qui nous échappe. 

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