La médecine légale fascine toujours
Silke Grabherr: «Il y a des gens qui nous écrivent pour assister à une autopsie!»

La médecine légale a le vent en poupe. Dans les séries mais aussi dans les livres de légistes, qui font un tabac en librairie. Une mode qui inquiète Silke Grabherr, patronne de la médecine légale en Suisse romande. Elle s’en explique.
Publié: 15:14 heures
Silke Grabherr est à la tête du CURML depuis 2016.
Photo: VALENTIN FLAURAUD
Patrick Baumann
Patrick BaumannJournaliste L'illustré

Elle a été nommée en 2016 à seulement 36 ans à la tête du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML). Une des plus jeunes professeures de médecine du pays devenue une référence mondiale dans le domaine de l’autopsie virtuelle. Cette quadragénaire pétillante, qui côtoie à longueur de journée la mort sous sa forme la moins apaisée (crime, catastrophe, ainsi que la violence faite aux vivants), a gardé pourtant une foi indéboulonnable en l’humain. C’est ce respect pour la dignité humaine, justement, qui la voit s’insurger aujourd’hui contre la médecine légale érigée, dit-elle, «en show macabre et spectaculaire» dans certains pays.

Les livres de votre confrère belge Philippe Boxho font un tabac. Comment expliquez-vous l’engouement du public pour votre métier?
Malheureusement, j’estime que cette mode pose un grand problème en médecine légale. Notamment pour tout ce qui a trait au respect des morts et de leur famille. Certains relatent des cas avec un minimum de respect, d’autres pas du tout. Il existe un documentaire sur un médecin légiste allemand connu qui remplit des salles. La motivation des gens qui se rendent à ces événements me choque.

C’est-à-dire?
Quand on entend un enfant, venu avec ses parents qui posent tout fiers à côté, expliquer devant la caméra que son histoire préférée, c’était celle de la fille qui s’est fait violer et torturer, cela me choque profondément. Et ce qui est grave, justement, c’est que les gens trouvent ça bien parce que c’est vrai. Mieux qu’un film d’horreur! Je n’ai par conséquent aucune estime pour cette façon de parler de mon métier.

Vous craignez que ce phénomène ne s’étende?
Ce n’est pas qu’une crainte. Ici même, au CURML, nous avons des demandes de personnes qui souhaitent assister à une autopsie, du style «j’aimerais offrir quelque chose d’original à ma femme pour ses 40 ans»!

La directrice du CURML oeuvre depuis longtemps pour former les médecins généralistes à détecter une mort suspecte. Essentiellement pour ne pas rater un homicide.
Photo: Blaise Kormann

Mais comment expliquer en profondeur cet intérêt pour le macabre?
C’est en lien, je pense, avec les séries, les réseaux sociaux… Je ne pense pas que ce genre de livres ou de conférences aurait autant de succès sans eux. Le médecin allemand dont j’ai parlé filme les autopsies sur Instagram!

Il faudrait imposer des règles déontologiques plus strictes?
Nous avons justement réfléchi avec la société allemande de médecine légale, dont je suis la viceprésidente, sur les moyens à notre disposition. Nous sommes des médecins, nous avons une éthique, une déontologie... Nous avons publié un codex sur internet qui précise jusqu’où on peut aller dans les médias. Certes, c’est important de faire connaître la médecine légale, mais cela ne doit pas virer au show macabre et spectaculaire.

Quelle est la frontière à ne pas dépasser?
Dans mon livre* (paru en poche l’an dernier, ndlr), je ne raconte jamais un cas complet. J’explique le métier en mettant en avant un élément qui a été déterminant, c’est tout. Il ne faut jamais oublier que derrière le cas il y a un humain qui a vécu et dont la famille est toujours là. Elle va se rendre compte qu’on parle de son proche, même si les noms et les lieux sont changés. Dans le cas du professeur allemand évoqué, plusieurs familles ont déposé plainte, trouvant inadmissible que le légiste se fasse de l’argent en racontant comment leur fille a été tuée et torturée. Ces personnes ne trouveront pas la paix tant que cette histoire reviendra auprès d’un public bavant devant. Je pense et j’espère que les médecins qui font la même chose connaîtront aussi des ennuis.

«
J’ai toujours eu un rapport particulier avec la mort
Silke Grabherr, chef du CURML
»

On vous sent très touchée par cette dérive. Existe-t-elle aussi en Suisse?
Heureusement, ce genre de médecin légiste ne sévit pas dans notre pays. Ce qui serait d’ailleurs encore plus grave car, vu la petitesse de la Suisse, les cas se reconnaîtraient facilement, avec 20 à 40 homicides par an.

Votre confrère belge tire néanmoins la sonnette d’alarme en parlant du nombre de plus en plus faible d’autopsies pratiquées chaque année: 1% en Belgique contre 12% en Europe. Beaucoup d’homicides passent de ce fait sous les radars… Et en Suisse?
Entre 2 et 5% d’autopsies sont pratiquées chaque année. Le nombre augmente légèrement mais la population aussi. Lorsque nous ratons des homicides, c’est surtout dû au fait que le constat de décès n’a pas été fait par un médecin légiste formé pour justement détecter si une mort est suspecte. J’appelle depuis plusieurs années les médecins à être plus curieux.

Comment susciter cette curiosité?
En formant mieux les généralistes à pouvoir signaler une mort suspecte. C’est notre job, notamment en relation avec les services du médecin cantonal et les associations de médecins en matière de levée de corps. Heureusement, ça va de mieux en mieux. Les cantons ont vraiment fait un effort pour améliorer la formation des médecins. Je viens d’être contactée par le médecin cantonal d’un canton romand pour un nouveau volet de formation des médecins de ce canton. Si un généraliste a le moindre doute, il peut nous appeler! Ce n’est qu’à cette condition qu’on ne passera pas à côté d’un homicide. Nous sommes un peu les médecins de la violence. Un truc tout bête: si quelqu’un reçoit une gifle, on va regarder derrière les oreilles et à l’intérieur de la bouche car c’est là que la gifle laisse des traces… Les autres médecins ne vont jamais chercher là!

La médecin légiste a développé une technique d'angiographie post mortem, portant sur les vaisseaux sanguins, devenue une méthode de référence dans le monde.
Photo: Blaise Kormann

On parle d’autopsie blanche quand vous n’arrivez pas à déterminer la cause d’une mort naturelle...
Il peut s’agir d’une mort naturelle qui ne laisse pas de traces, un problème de cœur, une crise d’épilepsie; c’est fonctionnel, cela ne laisse pas de cicatrices, pourtant ça peut nous tuer. Dans une autopsie blanche, si les résultats d’examens sont négatifs, je me dis que c’est une mort naturelle dont, malheureusement, je ne peux pas connaître la cause exacte, mais je peux exclure des causes traumatiques après ces autopsies. Ces cas sont rares, on parle de quelques-uns par année.

Cela doit être frustrant pour vous?
Non, parce que cela ne change finalement pas grand-chose. La plupart du temps, la mort est la conséquence d’un problème cardiaque mais on n’arrive pas à dire précisément lequel. En médecine légale, le but principal n’est pas de trouver la cause du décès mais d’exclure que quelqu’un d’autre en soit responsable. Si je sais que c’est le cœur, mon travail de légiste s’arrête là! Par contre nous prélevons dans ces cas-là un fragment du cœur. Libre à la famille d’aller plus loin avec une autopsie moléculaire, c’est-à-dire une analyse génétique.

On ne reste pas longtemps naïve quand on est médecin légiste, avez-vous écrit. Dans quel sens?
J’ai perdu ma naïveté il y a très longtemps en découvrant que les humains sont capables de choses si terribles… On ne s’en rend même pas compte!

Vous en êtes témoin régulièrement. C’est plus difficile à vivre à certains moments?
Les morts n’ont jamais été un problème pour moi. Je n’y pense pas quand je rentre à la maison. Ce qui m’énerve le plus, ce sont les problèmes de management (rires). Donc plutôt les bêtises des vivants. Comme nous sommes un centre romand, nous avons affaire à différentes instances cantonales. Parfois c’est très frustrant d’avoir monté un projet de formation et, parce que votre interlocuteur change, vous devez tout reprendre à zéro!

Analyse d'un organe d'une personne décédée. Entre 2 et 5% d'autopsies sont pratiquées par année en Suisse. Mais la médecine légale intervient aussi sur les personnes vivantes victimes d'agressions.
Photo: Blaise Kormann

Vous gardez foi en l’être humain malgré tout?
Oui, j’arrive à rester optimiste. Autant il y a des gens qui font des choses terribles, autant il y a des gens qui font des choses très bien. Mon équipe et mes amis sont très importants. Je peux par exemple descendre en salle d’autopsie et être confrontée à une personne qui a reçu une centaine de coups de couteau – ce qui n’est pas si rare, croyez-moi – et ensuite partager une petite verrée avec mon équipe, parce que l’autopsie était complexe et une personne a fait un gâteau… Des choses toutes simples mais qui font du bien.

Vous œuvrez depuis plusieurs années pour des consultations médicolégales dans chaque canton. Vous recevez plus de femmes victimes de violences conjugales?
Les violences conjugales ont existé de tout temps, mais il y a maintenant des endroits pour accueillir ces victimes. Ce qui augmente, ce sont les consultations pour violence. Un centre a ouvert à Genève le 1er janvier, on en est déjà à une centaine de consultations pour adultes. C’est un succès. On était à bout touchant dans le Jura mais le projet s’est écroulé car la personne qui en était responsable est partie. Il y a deux autres consultations en Valais et à Neuchâtel qui ne dépendent pas de nous, mais elles existent. Fribourg va en être doté également, si tout va bien. L’idée est d’avoir des médecins légistes sur place pour répondre aux questions des autres médecins. Les examens sont effectués par des infirmières formées à la médecine légale sous la supervision d’un légiste. Les deux signent le rapport.

Il vous est arrivé de remplacer un collègue. Comment gérez-vous, sur un plan personnel, l’examen d’une personne qui vient de subir des violences?
Il faut juste rester neutre. On parle toujours d’empathie, mais l’empathie, par définition, c’est se mettre à la place de la victime; or je ne vais pas pleurer avec elle. Cela n’aiderait ni elle ni moi. Notre rôle comme expert c’est évidemment d’être à l’écoute, mais nous devons rester objectifs et aider la victime à passer cet examen. On n’est pas là pour faire le suivi psychologique, sinon on ne pourrait plus faire notre travail, mais on peut l’orienter pour trouver de l’aide.

Ça vous arrive tout de même de soupirer en fermant la porte parce que c’est lourd?
Oui. Mais souvent les cas les plus graves, ceux qui ont subi le pire, sont ceux qui se plaignent le moins. Et ceux qui se plaignent beaucoup ne sont pas ceux pour lesquels je me fais le plus de souci. C’est ce décalage qui est difficile.

Vous êtes une sorte de Sherlock Holmes des corps. Dans une soirée, vous arrivez à ne pas scanner les gens?
(Sourire.) Bon, je ne vais pas tout de suite me dire que telle personne est battue, il y a d’autres indices et, franchement, moi aussi j’ai déjà eu des lésions qui auraient pu induire que j’étais battue…

Votre rapport à la mort a-t-il évolué au fil des ans?
J’ai toujours eu un rapport particulier avec la mort, elle n’a jamais été pour moi la pire chose qui peut arriver. Je ne peux pas expliquer pourquoi, mais mon activité a plutôt confirmé cela. Je n’ai pas peur de la mort mais j’ai peur, comme beaucoup de gens, de la façon de mourir. Cela ne me dérangerait pas de ne pas la voir venir. Qui veut souffrir?

Les outils en médecine légale sont nombreux en dehors des ustensiles traditionnels. On utilise désormais l'intelligence artificielle ou des drones pour repérer des corps.
Photo: © Fred Merz | lundi13

Est-ce que l’intelligence artificielle est très utilisée en médecine légale?
Oui, indirectement, mais pas dans un diagnostic. J’ai par exemple un doctorant qui travaille sur un programme de reconnaissance automatique des fractures de côtes. Il y en a beaucoup à analyser, ça prend du temps et c’est compliqué. On aimerait que l’IA les repère et qu’on ait juste à vérifier qu’il s’agit bien d’une fracture. Il y a des programmes similaires développés sur des personnes vivantes, mais on se rend compte que cela ne marche pas sur les morts. L’IA confond les doigts avec des côtes! C’est dû au fait qu’elle n’a été entraînée à les reconnaître que sur des vivants. Il faut donc la reprogrammer et c’est ce que fait mon doctorant. Sans IA, on ne pourrait pas non plus gérer toutes les approches multi-datas. Certaines analyses produisent des milliers de données impossibles à gérer avec un cerveau humain.

Concernant l’ADN, le phénotypage, soit la possibilité de connaître la couleur des yeux, des cheveux, l’origine ethnique, est autorisé en Suisse depuis l’an passé. Vous l’utilisez beaucoup?
Il n’est autorisé que pour les cas très graves et c’est le procureur qui le décide. En Allemagne, ils peuvent aussi rechercher l’âge génétique. Nous avons fait ces recherches pour un ou deux cas. Mais il y a encore à mes yeux des sources d’erreur possibles.

Des projets pour ces prochains mois?
Un grand projet en collaboration avec le Mexique pour aider à identifier les victimes de narcotrafiquants enterrées dans des fosses communes. Piloté par le SHIFT (Swiss Human Institute of Forensic Taphonomy), qui dépend du CURML, ce projet a pour but de former des Mexicains. Deux de mes collègues se sont déjà rendus sur place de façon à les entraîner à repérer les sites d’excavation. Nous les entraînons avec un drone au moyen d’exercices, notamment avec des animaux décédés qui nous sont mis à disposition et que l’on a enterrés. Nous avons au CURML un spécialiste 3D et nous travaillons aussi avec l’Ecole des sciences criminelles. Ce projet va nous permettre, par exemple en cas d’attentat ou de catastrophe aérienne, de repérer et de catégoriser les parties des corps dispersées. C’est le cas sur les sites des victimes de narcotrafiquants.

Ça jette un froid, en vacances, dans la conversation, quand vous dites «je suis médecin légiste»?
(Rires.) Souvent, je ne le dis pas ou je réponds que je suis dans la médecine. Si on insiste, je dis pédiatre ou gériatre. Mais pas légiste, car sinon on revient à ce que je dénonçais au début: les gens veulent que je leur raconte des histoires!

* «La mort n’est que le début...», Editions Favre Poche

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°20 de L'illustré, paru en kiosque le 15 mai 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°20 de L'illustré, paru en kiosque le 15 mai 2025.

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