Julia Portier est comédienne. Elle a 39 ans. Et elle est grosse. C’est ainsi qu’elle se définit, sans tabou, sans euphémisme. Depuis l’âge de 10 ans, elle vit avec un surpoids. La Genevoise est allée consulter des nutritionnistes, des diététiciens, des psychologues. Elle a suivi des régimes, ceux à la mode – «les pires comme Dukan» – et ceux plus raisonnés. Elle a appris à rééquilibrer son alimentation. Elle nage deux fois par semaine.
Parfois, Julia a perdu du poids au prix d’efforts surhumains et d’un contrôle absolu. «Quand j’arrive à fondre de 20 kilos, j’en reprends ensuite 30 dans la foulée. Et là, je ne peux plus me permettre de prendre 10 kilos, je n’ai plus de marge de manœuvre», souffle-t-elle, attablée dans le salon de son appartement. Ses yeux se remplissent de larmes. «Je me reconnais dans les personnes qui ont une addiction à l’alcool. Sauf que ma substance est en vente libre…»
Julia a entendu parler de l’Ozempic, un antidiabétique détourné pour ses effets amaigrissants. Son principe actif, le sémaglutide, agit sur la sécrétion d’insuline, ainsi que sur la sensation de satiété et sur la vidange gastrique, qu’il ralentit. En Suisse, seul le Wegovy – même molécule que l’Ozempic mais développé uniquement pour la perte de poids – est remboursé par les caisses maladie. Et seulement s’il est prescrit par un endocrinologue-diabétologue ou par un centre de traitement de l’obésité.
La comédienne s’est donc lancée à la recherche d’un spécialiste. «On entend tout et n’importe quoi sur ces injections, notamment sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas une démarche que je souhaitais entreprendre à la légère. J’avais besoin d’un encadrement sérieux, transparent et respectueux», dit-elle.
Le chemin de croix vers un traitement
Mais le parcours pour obtenir un rendez-vous s’est révélé un chemin de croix. Une quinzaine de numéros composés, des listes d’attente interminables et cette phrase lapidaire entendue à quatre reprises: «Nous ne prenons pas de personnes obèses.»
«La première fois, je n’ai pas réalisé la gravité de ces mots. Mais en les entendant plusieurs fois, je me suis effondrée. J’ai même cessé de chercher pendant des mois», relate Julia. Elle enchaîne: «Chaque appel est une épreuve: il faut surmonter sa honte, sa peur du rejet, son épuisement. Quand on me claque la porte au nez, c’est dévastateur. Il m’est arrivé de quitter une consultation médicale en pleurs, tellement je me suis sentie déshumanisée. A force, on n’ose plus consulter.»
Blick a contacté deux des cabinets mentionnés par la Genevoise. Le premier, sur la défensive, a affirmé qu’il n’était pas question de refus ciblant les personnes obèses, mais qu’il faisait face à une liste d’attente complète jusqu’en mars 2026, avant de couper court à la conversation.
Le second a apporté un éclairage plus nuancé. Par la voix de son secrétariat médical, il a reconnu une réalité plus large: l’explosion de la demande, la surcharge administrative liée aux assurances et la complexité du suivi.
«Administrativement, c’est très lourd, explique l’assistante. Chaque demande de prise en charge doit être validée par l’assurance, pour des périodes limitées, souvent six mois à un an. Il faut ensuite tout recommencer: revoir le patient, remplir des documents, justifier la poursuite du traitement, attendre la réponse. Un circuit épuisant, pour le médecin comme pour le patient.»
L’obésité, une maladie chronique multifactorielle
Le Dr Zoltan Pataky, responsable de la consultation d’obésité de l’adulte aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), n’est pas surpris de la multitude de refus essuyés par Julia Portier. «Le nombre de personnes en situation d’obésité augmente sans cesse, mais l’offre de soins ne suit pas. Les spécialistes formés sont trop peu nombreux.»
Un constat alarmant alors que, en 2022, une personne sur huit dans le monde était obèse et que 2,5 milliards d’adultes étaient en surpoids, selon l’OMS. En Suisse, 43% de la population adulte est en surpoids ou obèse. Sans action forte des gouvernements, six adultes sur dix et un enfant sur trois pourraient être touchés d’ici à 2050, alertent des chercheurs dans «The Lancet».
«L’obésité n’est pas une affaire de volonté, insiste le Dr Pataky, mais une maladie chronique multifactorielle, avec des causes hormonales, neurologiques, génétiques et émotionnelles. Pourtant, trop de médecins n’ont reçu aucune formation à ce sujet et se sentent démunis.»
Et de poursuivre: «Les endocrinologues et diabétologues, censés prescrire les nouveaux traitements avec remboursement, refusent souvent de prendre en charge ces patients faute de compétences. Quant aux généralistes, souvent mieux placés pour un suivi global, leurs prescriptions ne sont pas remboursées. Résultat: ce sont les patients qui paient le prix de ce paradoxe.»
Vers une médecine à deux vitesses?
Le Wegovy incarne à la fois l’espoir et la confusion. «Ce sont de très bons outils, pas des baguettes magiques, insiste le Dr Pataky. Ils permettent une perte de poids significative, mais doivent être accompagnés d’un suivi médical, nutritionnel et psychologique. Sinon, la reprise est quasi inévitable à l’arrêt.»
En 2024, 40'000 patients ont pu bénéficier d’un remboursement par l’assurance de base, autorisé depuis mars de la même année. La prise en charge du Wegovy par les caisses maladie est limitée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) jusqu’en février 2027. Mais après? «Si le remboursement est interrompu, on creusera une inégalité dramatique: ceux qui peuvent se le permettre continueront, les autres resteront sur le carreau», avertit le spécialiste.
Au-delà des obstacles administratifs et médicaux, Julia doit aussi composer avec une violence plus diffuse: celle des mots et des regards. Dans la rue, au travail, en famille, on commente les corps qui s’écartent de «la norme». «On m’a déjà dit: 'Tu es grosse, mais toi ça va, tu es tonique.' Ou: 'Tu as un joli visage', rapporte la comédienne. Comme s’il y avait des 'bonnes grosses' et des 'mauvaises'. On ne se permet plus (ou moins) d’insultes racistes ou sexistes, mais la grossophobie reste banalisée – parce que, au fond, beaucoup pensent que c’est notre faute.»
«SOS d’une grosse en détresse»
En août dernier, Julia a pris la plume pour dire tout haut ce que beaucoup taisent. Pour raconter les discriminations médicales, les consultations brutales – questions jetées sans contexte, matériel non adapté, tables étroites, brassards trop serrés, peignoirs inexistants à sa taille – et les refus de prise en charge humiliants.
«SOS d’une grosse en détresse», avait-elle écrit en titre de son courrier des lecteurs envoyé à la «Tribune de Genève». Publié, mais rebaptisé «SOS d’une personne en détresse». «Comme si le mot 'grosse' était trop honteux pour être imprimé», déplore-t-elle.
«Grosse», Julia l’assume pourtant. Et refuse la honte qu’on tente de lui imposer. Elle ne réclame pas de miracle, pas de compassion, pas de pitié. Elle demande simplement d’être soignée avec sérieux, respect et dignité. «Sans jugement, sans condition.»