Aucun rapport avec l'Afrique, M. Zemmour
En Suisse aussi, jeunes et vieux font des affrications à longueur de journée

Vous dites «adieu» ou «adjeu»? Et vos enfants prononcent-ils parfois «cantchine»? Le phénomène linguistique de l'affrication est arrivé sur le devant de la scène récemment. Et ça concerne plus le français parlé en Suisse romande que vous ne le pensez.
Publié: 22.01.2024 à 16:01 heures
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Dernière mise à jour: 22.01.2024 à 16:16 heures
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L'affrication, ce terme de linguistique qui défraye la chronique
Photo: Keystone/Mathieu Avanzi
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Léo MichoudJournaliste Blick

«Adjeu, j'm'appelle Christjan», salue un vieux montagnard valaisan, avec un accent prononcé que votre journaliste a tenté de reproduire à l'écrit. «Tcho, moi c'est Amandjine», lui répond une gamine genevoise de 14 ans, fan de rap français à fond sur les réseaux. Et si ces deux êtres (fictifs) que tout semble opposer avaient le même «tchic» de langage...

«Amandjine mange à la cantchine»: titré ainsi, l'article paru dans le journal français «Libération» le 11 janvier dernier a beaucoup fait parler. On y découvre que dans les cours d'écoles françaises, notamment parisiennes, on entend de plus en plus cette tendance à l'affrication, c'est-à-dire remplacer le [t] de cantine par un «tch», ou encore le [d] d'Amandine par le son «dj». Marseille et ses cités en seraient l'origine première. Et chez nous?

Des consonnes qui frottent

Des parents nous ont rapporté que cette transformation s'est aussi un peu importée chez les ados. Ce phénomène «est en train de se répandre en Suisse, par récupération des codes français», confirme le linguiste Mathieu Avanzi, directeur du centre de dialectologie et d’étude du français régional à l’Université de Neuchâtel (UNINE), contacté par Blick. Il y voit avant tout «des effets de mode et générationnels».

L'étymologie de l'affrication se rapporte à la friction effectuée dans la bouche, au frottement de la langue contre le palais. En phonétique, on dit des consonnes [s], [ʃ] (le son «ch»), [z] ou [ʒ] (le «j» de jupe), qu'elles sont fricatives. Il y a donc affrication lorsqu'une de ces consonnes suit une occlusive, comme [t], [k], [d] ou [g].

Christian et Amandine affriquent

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à ceux de Christian, notre berger d'Isérables. Parce que lui aussi, il affrique. «Adjeu» au lieu d'adieu, «La Tchaux» pour La Chaux-de-Fonds ou encore «tcho» plutôt que ciao: les Romands sont en fait plus familiers que les Parisiens avec l'affrication. Car si elle ne vient pas de contrées lointaines, l'hypothèse la plus probable, c'est que cette prononciation particulière tire son origine du patois des régions alpines.

«Le processus d'affrication en français romand s’explique avant tout par le substrat franco-provencal, autrement dit le patois régional», assure Mathieu Avanzi, avant de préciser la tendance montagnarde de cette prononciation: «En Suisse, l’affrication est très valaisanne. J’ai moi-même un prénom qui affrique. Mon père est Savoyard, je l’ai toujours entendu prononcer 'Mathjeu'.»

Le linguiste Mathieu Avanzi crée des cartes pour répertorier les prononciations en Suisse romande, comme ici du mot «Adieu»
Photo: Mathieu Avanzi

Tout ne vient pas de Paris

«Bardjaquer» en Valais et «dzodzet» à Fribourg: voilà encore d'autres régionalismes romands qui font appel à l'affrication. Pour que ce phénomène réapparaisse chez les jeunes, des linguistes tablent sur l'influence grandissante de Marseille dans la culture française, à travers les rappeurs ou encore de concurrents de télé-réalité.

«Marseille a une influence assez forte sur l’évolution du français que parlent les jeunes, considère Mathieu Avanzi. Cela se passe de façon tout à fait inconsciente.» Pour l'expert des subtilités régionales du français, ce non-parisiannisme rend la tendance à l'affrication encore plus intéressante: «Cela nous montre que Paris n’est plus forcément tout le temps le centre des nouveautés linguistiques.»

Une flemmardise qui peut coûter cher

Mais alors pourquoi? Pourquoi en vient-on à ne pas prononcer «Adieu» ou «Amandine» comme le voudrait l'Académie française? «'Adjeu', 'Amandjine' ou 'La Tchaux' ont une certaine facilité de prononciation, s'essaye notre professeur neuchâtelois, amateur de prononciation romande. C'est une question d’économie du langage. Par un principe de flemmardise, l'orateur fait le compromis entre la compréhension et l’effort qu’il lui en coûte de prononcer le mot.»

Parler en affriquant, qu'on soit jeune ou vieux, pourrait donc influencer la manière dont le monde nous perçoit? La question est posée. «On peut jouer sur son affrication, la pousser ou l’affaiblir. Une affrication très forte peut vous faire passer pour un pèquenaud, quelqu’un qui a un accent social très marqué. Il peut y avoir une discrimination à l’embauche.»

Pour le reste, Mathieu Avanzi espère que le projet de récolte de messages vocaux de son employeur permettra d'élucider certains des mystères du parler romand. «Le problème de ces phénomènes de 'djeuns' — encore une autre affrication —, c’est qu’ils sont très difficiles à saisir. C’est le paradoxe de l’observateur: l’adulte ne récolte souvent qu’une parole surveillée.»

Aucun rapport avec l'Afrique, M. Zemmour

Donc non, même si le terme «affrication» peut prêter à confusion, il n'a rien à voir avec l'Afrique. Le politicien d'extrême droite Éric Zemmour est tombé dans le panneau le 15 janvier, en partageant sur X l'article du quotidien de gauche. Dans sa référence à la théorie du «grand remplacement», le patron de Reconquête laissait entendre que l'immigration serait la cause de ces prononciations transformées.

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Des linguistes ont immédiatement repris l'ancien polémiste, se moquant parfois du fait que la racine d'«Afrique» ne prend qu'un seul «f» tandis qu'«affrication» en prend deux. Il s'agissait, pour les professionnels de l'étude de la langue, de rendre attentif à la nécessité d'éviter de trouver de fausses origines au fait linguistique pour servir un propos politique.

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Mathieu Avanzi estime qu'une telle récupération participe à la panique morale sur la langue française, exacerbée dès que l’idée que tel phénomène vient de l’immigration est évoquée. «Il n’y a même pas de prononciation affriquée en arabe, donc on peut exclure l’hypothèse du contact de langues avec le Maghreb, lâche l'académicien. Quant à savoir si Zemmour confond vraiment affrication et africanisation, je ne le sais pas.»

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