Accusé de maltraitance
Accusé de maltraitance lors de l’incinération de leur bébé, un couple se bat pour récupérer ses organes

Atteint d’une grave malformation cardiaque, Sasha est décédé le 23 juin 2024. Mais ses parents doivent faire face à une nouvelle injustice: une autopsie imposée pour soupçon de maltraitance, des organes non restitués depuis près d’une année et le silence des autorités.
Photo: Julie de Tribolet
Accusés de maltraitance le jour de l’incinération de leur bébé
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Alessia BarbezatJournaliste Blick
Publié: 11:44 heures

«Je ne sais pas comment on survit. On coule. Nous sommes suivis par des psychiatres qui nous ont mis sous antidépresseurs. On n’en peut plus», souffle Rohic Linder, au côté de sa compagne, Pamela Pastor.

Ce mercredi d’avril, à Delémont, dans un café près de la gare jurassienne, le couple tente de garder la tête hors de l’eau, malgré un cœur en miettes. Depuis que leur nourrisson est décédé, Rohic et Pamela doivent affronter une série d’épreuves qui dépasse l’entendement.

L’histoire commence en 2021. Les deux célibataires tombent amoureux. Très vite, ils décident de faire un enfant. Le premier pour ce directeur de l’entreprise familiale de construction métallique. Pamela, elle, est déjà maman d’un grand garçon de 21 ans, Alexis. Lors d’un rendez-vous avec son gynécologue, la jeune femme âgée de 37 ans découvre qu’elle est atteinte d’une ménopause précoce. Un choc. Mais déterminé à avoir un enfant coûte que coûte, le couple s’envole pour Barcelone, en Espagne, terre d’accueil de la procréation médicalement assistée, le don d’ovocytes étant interdit en Suisse.

Les parents ont érigé un autel du souvenir dans leur chambre à coucher. Dans les mains de Pamela, l'urne contenant les cendres de Sasha.
Photo: Julie de Tribolet

«Cela a fonctionné du premier coup! Nous étions aux anges», se souvient Pamela. Le bonheur sera de courte durée. Au quatrième mois de grossesse, le couple apprend que le fœtus est atteint d’une malformation congénitale: une hypoplasie du ventricule gauche, qui compromet gravement la capacité du cœur à pomper le sang.

Sans traitement chirurgical, l’espérance de vie d’un nourrisson cardiopathe est faible. Mais avec des interventions, le taux de survie jusqu’à 5 ans est de 72% et de 90% après 18 ans. On conseille au couple d’interrompre la grossesse. Une issue inenvisageable pour Rohic. Adopté en Inde à l’âge de quatre mois, gravement malade et handicapé, il a survécu malgré un pronostic vital extrêmement défavorable. «Mes parents m’ont toujours dit: ‘un enfant ne se choisit pas’. J’ai voulu donner la même chance à mon fils.»

Naissance du petit Sasha

Sasha pointe le bout de son nez le 20 mars, à 8h32, aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le 25 mars, une opération de restauration chirurgicale du cœur est réalisée. Après plusieurs semaines d’hospitalisation, le bébé est autorisé à rentrer chez ses parents, à condition qu’ils restent proches des HUG, le risque de complication demeurant élevé.

Or Pamela et Rohic vivent à Delémont. Et n’ont pas les moyens de louer un studio ou de rester à l’hôtel dans la Cité de Calvin. Ils sollicitent les assurances, le canton du Jura et l’AI. «Personne n’a voulu nous aider», déplore Rohic. Hébergé jusqu’alors par la Maison Ronald McDonald's à Genève pendant l’hospitalisation de Sasha, le couple demande à ce qu’une prolongation lui soit accordée. 

«On nous l’a refusée… C’est franchement incompréhensible», regrette le trentenaire. Contactée, la directrice de la fondation Ilona Brunner confirme par écrit: «Nous n'avons pas de personnel soignant et nous n’offrons pas de cadre médical pour héberger des patients. L’hébergement chez nous se termine donc le jour de la sortie d’hôpital du patient.»

 


De guerre lasse, la famille s’installe alors chez la mère de Pamela, à Versoix, à 35 minutes en voiture de l’hôpital. «C’était limite, mais les médecins nous ont donné leur accord», raconte Pamela.

Un pressentiment et le début du cauchemar

Le dimanche 23 juin, Rohic a un pressentiment. «Je ne voulais pas rentrer à Delémont, mais il fallait que je m’y rende pour le travail.» Pamela, elle, reste à Versoix. La veille, le petit toussait, mais la maman avait appelé la pédiatre qui l’avait rassurée.

En début de soirée, elle réveille Sasha pour lui administrer ses médicaments. Les yeux de Pamela se mouillent. «Il est entré dans une colère noire, s’est mis à pleurer, impossible de le calmer. Je l’ai posé sur son petit transat et là, j’ai vu son regard décrocher. Il était en train de décompenser. Je le sais, je connais mon fils, je connais sa respiration.» 

Elle s’interrompt le temps de sécher ses larmes. «J’ai appelé la cardiologue, puis le 144 en précisant que mon bébé était cardiopathe. Ne les voyant toujours pas arriver, je les ai rappelés. Ils m’ont dit qu’il fallait le réanimer tout de suite. Ma mère est partie chercher la voisine, qui est instrumentiste au bloc opératoire.» Cette dernière commence la réanimation. L’ambulance arrive, «mais les ambulanciers n’étaient pas formés pour traiter un si petit malade!» sanglote Pamela. 

Après s'être battu pour sa vie, le petit Sasha décède le 23 juin 2024.
Photo: DR

Il a fallu attendre encore trois minutes supplémentaires pour voir arriver la Brigade Sanitaire Cantonale et des médecins. Pendant près d’une heure, ils tentent de réanimer le nourrisson. Le minuscule cœur malade de Sasha cesse de battre à 21h37. Son décès est prononcé à 22h55. «On est restés avec lui jusqu’à 3h du matin, à lui caresser les cheveux. Tout le monde connaissait notre Sasha et sa touffe de cheveux à l’hôpital», dit Pamela en montrant une photographie sur son téléphone.

L’impensable se produit

Le corps du bébé est transféré au Centre funéraire et crématoire de Saint-Georges pour être incinéré le vendredi 27 juin. Amis, famille et même aide-soignants se succèdent pour rendre un dernier hommage au petit bout et soutenir les parents éplorés. Et là, l’impensable se produit, à 30 minutes de la fermeture du cercueil, cinq jours après la mort du bébé.

«Pamela était dans la chambre funéraire, avec Sasha dans les bras. Moi, je me trouvais devant le centre avec Alexis et trois amis. Il y avait un autre rassemblement juste à côté, décrit le papa. Un commissaire de police est arrivé, tel Rambo. À haute voix et sans le moindre tact, devant tout le monde, il m’a tendu une ordonnance pénale et a déclaré: ‘Je viens saisir le corps de votre bébé, le Ministère public a ordonné la mise en sûreté du corps et son autopsie, vous êtes accusés de maltraitance’», raconte Rohic, encore bouleversé.

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Accuser des parents en deuil de maltraitance, devant témoins, dans un centre funéraire, c’est d’une violence inouïe. Les autorités devront s’en expliquer
Me Vincent Maitre, avocat de Pamela Pastor et de Rohic Linder
»

Le ciel tombe sur la tête du couple. Ils essaient d’expliquer la situation, la malformation dont était atteint Sasha, sa vie qui ne tenait qu’à un fil depuis sa naissance. Rien n’y fait. «Le commissaire nous a répondu qu’il ne fallait pas qu’on s’inquiète. D’un calme déconcertant, il m’a dit: ‘Ne vous énervez pas Monsieur Linder, le procureur n’a pas encore lu votre dossier. Il faut le lui transmettre à nouveau. Comme si on parlait d’un problème avec une voiture…», fulmine le père de Sasha.

En urgence, le couple appelle le personnel médical des HUG pour constituer un duplicata du dossier pour le procureur en urgence. Ils n’en auront pas le temps. L’autopsie est ordonnée à 5h du matin, le lendemain. Les parents ont dix jours pour faire recours contre l’ordonnance d’autopsie, sauf que celui-ci n’a pas d’effet suspensif… 

L'urne, en forme de cœur, contient les cendres de Sasha.
Photo: Julie de Tribolet

Le corps du bébé est restitué à la famille. Un traumatisme. «Son corps était mutilé, sa boîte crânienne pas alignée, mal recousue. Il y avait du sang dans le cercueil. Nous avons dû demander la fermeture de celui-ci, car notre enfant commençait à se décomposer», relatent avec douleur les parents.

L’autopsie blanchit le couple du syndrome du bébé secoué. Fin du cauchemar? Non, car le cerveau et le cœur de Sasha ne leur ont pas été restitués. Le procureur a ordonné des analyses toxicologiques supplémentaires, soupçonnant une éventuelle surmédication. 

Un deuil impossible

Près d’une année après le décès de leur bébé, Pamela et Rohic sont toujours dans le flou. Aucune nouvelle des résultats de l’autopsie, réalisée contre leur gré. Les organes de Sasha sont toujours détenus par le centre universitaire romand de médecine légale, malgré une demande adressée au Ministère public genevois en novembre 2024 par les avocats de la famille qui avaient accepté de défendre leur dossier pro bono.

Aujourd'hui, Pamela et Rohic sont représentés par Me Vincent Maître pour qui «il y a une opacité générale des autorités. Mes clients n’ont toujours pas eu accès au dossier. Ils ne savent rien des conclusions de l’autopsie, ni de ce qu’il est advenu des organes prélevés sur leur bébé. C’est d’autant plus insupportable pour eux dans un contexte aussi dramatique.» 

Il ajoute que le manque de tact du commissaire laisse perplexe: «Accuser des parents en deuil de maltraitance, devant témoins, dans un centre funéraire, c’est d’une violence inouïe. Les autorités devront s’en expliquer.» Interrogée sur cet événement, une porte-parole de la police genevoise nous indique «qu’aucun commentaire ne sera fait» au sujet du commissaire en question.

Les parents de Sasha ne peuvent faire leur deuil tant qu'ils n'auront pas récupéré les organes de leur bébé.
Photo: Julie de Tribolet

Me Maitre ne conteste pas le recours à une autopsie en soi, «mais encore faut-il prendre connaissance du dossier médical avant de rendre une telle ordonnance. Et ce, même s’il existe des études qui postuleraient que les enfants lourdement handicapés seraient plus exposés à la maltraitance. Or la pathologie était connue, suivie, avec un pronostic vital engagé dès la naissance. Il est probable qu’une décision plus proportionnée – et respectueuse du repos du corps – aurait pu être rendue.»

«
Notre petit serait peut-être encore en vie si nous n’avions pas dû aller à Versoix…
Pamela Pastor et Rohic Linder, parents de Sasha
»

Pamela et Rohic ont porté plainte contre le commissaire de police. Ainsi qu’à l’encontre de la Maison Ronald McDonald's pour ne pas leur avoir proposé d’hébergement malgré les demandes répétées de l’assistante sociale et du personnel médical des HUG. «Notre petit serait peut-être encore en vie si nous n’avions pas dû aller à Versoix…» Interrogé, le Ministère public genevois informe qu'il ne s'exprime pas sur l'enregistrement ou non des plaintes qu'il reçoit.

Seule la colère les aide à tenir debout. «Nous sommes épuisés. Nous n’avons plus un sou, ma boîte a souffert de mon absence durant les mois d’hospitalisation de Sasha», déplore Rohic avant de laisser conclure Pamela. «Et puis comment faire notre deuil? On ne le fera jamais, mais on veut avancer.»

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