Chemise blanche et moustache à la Brassens, il affiche des allures de sexagénaire alors qu’il fêtera bientôt 80 ans. À croire que la colère, dont celle des autres victimes qui l’ont porté dans son combat public durant quatorze ans, confère à Jacques Nuoffer une jeunesse inaltérable.
Président démissionnaire du Groupe SAPEC, qui soutient depuis 2010 les personnes abusées dans le cadre d’une relation d’autorité religieuse, l’homme nous reçoit chez un ami de longue date, dans un quartier résidentiel de Bienne. «Moi, j'habite un endroit tout simple», confie ce docteur en psychologie, abusé sexuellement à plusieurs reprises par un missionnaire de la congrégation de Saint-François de Sales alors qu’il était adolescent. «Dans ma vie, je n’ai pas dépensé beaucoup d’argent pour autre chose que cette cause.»
Trois noms mentionnés
Voici donc cet homme qui n’a «jamais appris» à se reposer au commencement d’une vraie retraite, après une vie de lutte sur un plan personnel et public. Au moment de raccrocher, le Fribourgeois a adressé un dernier appel à la Conférence des évêques suisses, il y a quelques jours. Dans ce courrier, il exhorte certains prélats «négationnistes» à présenter leurs excuses pour avoir «nié l’existence des abus ou leur ampleur» et «minimisé la souffrance des victimes».
Trois noms sont mentionnés dans sa missive: Pierre Farine, évêque auxiliaire émérite (à la retraite) de Lausanne, Genève et Fribourg. Norbert Brunner, ancien évêque de Sion. Et Bernard Broccard, ex-vicaire général du même diocèse, où vingt-cinq personnes ont dénoncé des agissements à caractère pénal dans le cadre d’une enquête ouverte en septembre 2023 et classée récemment, en raison notamment de la prescription.
Des démarches entreprises dans le sillage de la publication, à l'automne 2023, d'un rapport d'enquête sur l'histoire des abus sexuels dans l'Église catholique en Suisse. Réalisé par des chercheurs de l'Université de Zurich, ce travail a recensé environ un millier de victimes.
Un «second abus»
Les trois prélats pointés du doigt par Jacques Nuoffer sont des représentants d’une époque, sans doute révolue en Suisse, où l’Église catholique opposait aux accusations un silence glaçant, tandis que victimes et médias étaient taxés de harcèlement. «Des excuses globales ont été prononcées publiquement. Mais ce que j’attends encore de ces responsables, c’est l’expression d’un repentir direct et sincère à l’égard des personnes abusées», précise le Fribourgeois.
Car c’est cette seconde offense qui ne passe pas, dit-il. Non pas l’agression originelle, essorée par des dizaines d’années de thérapie, mais le «deuxième abus»: celui commis par une Eglise qui a longtemps refusé de voir les crimes perpétrés contre ses propres enfants, et qui en a couvert les auteurs. Ainsi, par exemple, cette réponse que lui a fait parvenir en 2012 le responsable des missionnaires de Saint-François de Sales concernant son cas personnel, et dont voici un extrait:
Un déni tenace
À l’époque, l’Église catholique a pourtant déjà fait face à plusieurs vagues de médiatisation des affaires d’abus sexuels en son sein. Un acte législatif émis par Jean-Paul II rend obligatoire la dénonciation à Rome des abus sur mineurs depuis 2001, et des commissions ont été créées dans certains diocèses, dont celui de Lausanne, Genève et Fribourg, pour accueillir les victimes. Quant à Jacques Nuoffer, il a raconté son histoire à la radio en 2010 et lancé un appel qui a débouché sur la création du Groupe SAPEC avec deux autres victimes: le Valaisan Gérard Falcioni et Marie-Jo Aeby, qui a également quitté la vice-présidence cette année.
Mais le déni est tenace: il faudra neuf ans au psychologue pour obtenir la formulation de regrets de la part du responsable des missionnaires qui l’avait remballé en 2012. «On doit être un peu fou pour poursuivre quelqu’un aussi longtemps. La rage donne de l’énergie», assure-t-il, avant d’ajouter sobrement: «Je pourrais encore pas mal pleurer là-dessus, mais c’est plus facile de verser des larmes sur un divan.»
Le prêtre s'était installé chez ses parents
Cette agression répétée, qui l'a marqué dans sa chair comme la plupart des victimes, fait écho à d’autres abus du même type. Ami de ses parents, le prêtre tisse peu à peu sa toile morbide autour du jeune Jacques, huitième d’une famille de douze enfants. Ce fils de boulanger, à qui l'on a conseillé de suivre des études, se retrouve isolé de ses camarades. Le missionnaire l'invite à boire un verre, puis le convie à son ordination et à sa première messe. Il finira même par s’installer chez ses parents, ce qui obligera l’adolescent à lui laisser sa chambre.
«Après un an et demi, il avait atteint son objectif, qui était d’abuser de moi sexuellement.» Tout raconter à ses parents? Impensable. «Ma mère rêvait d’avoir un fils prêtre. Ils auraient cru mon agresseur, qu’ils mettaient sur un piédestal. Combien d’enfants ont été punis pour avoir dénoncé un curé?»
Songeant au suicide en décembre 1965, Jacques Nuoffer s’adresse à un capucin venu parler d’hygiène intime devant sa classe. «J'ai pensé que ce qui avait trait à la sexualité n’était pas un tabou pour lui. À la fin de l’entretien, il m’a dit qu’il allait faire quelque chose. Ensuite, j'ai été hospitalisé après m’être cassé la jambe à ski. Quand je suis revenu à la maison, mon agresseur était parti.» Quelque temps plus tard, le missionnaire revient pour récupérer des affaires, alors que Jacques est bloqué dans son lit. «Il m’a avoué alors que lui-même avait été abusé par un prêtre. Ensuite, je n’ai plus jamais eu de nouvelles.»
Besoin de réparation
Comme beaucoup de survivants, le Fribourgeois poursuit son existence, tentant de dissoudre l’indicible dans la marche du quotidien. En 2006, sa compagne lui fait toutefois prendre conscience que tout n’est pas réglé. Celui qui a abusé de lui est décédé, mais Jacques Nuoffer a besoin de reconnaissance et de réparation.
En 2010, l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg Bernard Genoud, qu’il a contacté par l’intermédiaire d’un avocat dans le but d’obtenir le dossier de son agresseur, lui oppose un refus et propose de réaliser avec le vicaire général d’alors, Nicolas Betticher, un entretien «essentiellement de type pastoral, dans un double but d’apaisement et d’accompagnement spirituel», selon un courrier. «J'ai eu l’impression qu’on se moquait de moi», confie Jacques Nuoffer, qui a pris ses distances avec l'Église catholique mais distingue «l'institution des personnes».
Des contradictions dans l'Église
Car au sein de cette même Église, il a aussi croisé des être plus lumineux, à qui il rend hommage dans son récent courrier aux évêques: Martin Werlen, alors père abbé d’Einsiedeln, qui a initié la commission d’experts de la Conférence des évêques suisses et soutenu les victimes dans leur combat. Et Charles Morerod, actuel évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, avec qui le groupe SAPEC a avancé pour créer une commission destinée aux victimes qui ne veulent plus avoir affaire à l’institution, la CECAR.
En septembre 2023 était publié le rapport d'un projet pilote sur l'histoire des abus sexuels dans l'Église catholique en Suisse, réalisé par des chercheurs de l'Université de Zurich. Première démarche scientifique nationale demandée depuis longtemps par le groupe SAPEC (Soutien aux personnes abusées dans une relation d'autorité religieuse) et commanditée par l'Eglise catholique, cette recherche a mis en lumière quelque 1002 cas d’abus sexuel entre 1950 et 2022, et de nombreuses victimes se sont annoncées dans la foulée.
Suite à cette déflagration, qui ébranlé jusqu'à l'Eglise réformée, les évêques suisses ont annoncé une série de mesures, notamment l'ouverture d'un centre national d'annonce auquel victimes et témoins pourront s’adresser pour dénoncer des situations d’abus. Selon Jacques Nuoffer, ce projet remet en question l'existence de la CECAR (Commission-Ecoute-Conciliation-Arbitrage-Réparation), créée en 2016 sur la base d'un accord entre victimes, prélats et responsables de congrégations romands. Cette structure non ecclésiale accompagne des personnes abusées sexuellement, en particulier celles qui ne veulent plus avoir affaire à l'institution.
«Il est question que la LAVI (centres répondant à la loi d’aide aux victimes d’infraction) fasse ce travail dorénavant. Or, aucun office LAVI romand, déjà en manque de personnel, ne pourra fournir un soutien de la même qualité que celui de la CECAR», assure-t-il.
Toujours personne pour le remplacer
Dans un courrier adressé cette fois aux membres du groupe de travail qui planche sur les abus au sein de l'Eglise catholique, où ne siège qu'un seul Romand, Jacques Nuoffer met donc en garde contre un démantèlement de la CECAR, qui serait pourtant prête à recevoir des victimes alémaniques et tessinoises. «Pour les alémaniques, cette structure est une "welscherei". Or, les Romands ont été pionniers en Suisse dans la prise en charge des victimes.»
Quant au Groupe SAPEC, qui va fêter ses quatorze ans d'existence, il n'a pour l'heure toujours trouvé personne pour reprendre sa présidence. «Nous avons usé toutes nos forces vives», commente Jacques Nuoffer. «Même avec un défraiement, nous n'avons pas de candidat sérieux. Or, les abus continuent, même si on parle aujourd'hui davantage d'abus de pouvoir et spirituels.»
En septembre 2023 était publié le rapport d'un projet pilote sur l'histoire des abus sexuels dans l'Église catholique en Suisse, réalisé par des chercheurs de l'Université de Zurich. Première démarche scientifique nationale demandée depuis longtemps par le groupe SAPEC (Soutien aux personnes abusées dans une relation d'autorité religieuse) et commanditée par l'Eglise catholique, cette recherche a mis en lumière quelque 1002 cas d’abus sexuel entre 1950 et 2022, et de nombreuses victimes se sont annoncées dans la foulée.
Suite à cette déflagration, qui ébranlé jusqu'à l'Eglise réformée, les évêques suisses ont annoncé une série de mesures, notamment l'ouverture d'un centre national d'annonce auquel victimes et témoins pourront s’adresser pour dénoncer des situations d’abus. Selon Jacques Nuoffer, ce projet remet en question l'existence de la CECAR (Commission-Ecoute-Conciliation-Arbitrage-Réparation), créée en 2016 sur la base d'un accord entre victimes, prélats et responsables de congrégations romands. Cette structure non ecclésiale accompagne des personnes abusées sexuellement, en particulier celles qui ne veulent plus avoir affaire à l'institution.
«Il est question que la LAVI (centres répondant à la loi d’aide aux victimes d’infraction) fasse ce travail dorénavant. Or, aucun office LAVI romand, déjà en manque de personnel, ne pourra fournir un soutien de la même qualité que celui de la CECAR», assure-t-il.
Toujours personne pour le remplacer
Dans un courrier adressé cette fois aux membres du groupe de travail qui planche sur les abus au sein de l'Eglise catholique, où ne siège qu'un seul Romand, Jacques Nuoffer met donc en garde contre un démantèlement de la CECAR, qui serait pourtant prête à recevoir des victimes alémaniques et tessinoises. «Pour les alémaniques, cette structure est une "welscherei". Or, les Romands ont été pionniers en Suisse dans la prise en charge des victimes.»
Quant au Groupe SAPEC, qui va fêter ses quatorze ans d'existence, il n'a pour l'heure toujours trouvé personne pour reprendre sa présidence. «Nous avons usé toutes nos forces vives», commente Jacques Nuoffer. «Même avec un défraiement, nous n'avons pas de candidat sérieux. Or, les abus continuent, même si on parle aujourd'hui davantage d'abus de pouvoir et spirituels.»
Cette approche bienveillante envers les personnes abusées n’a-t-elle pas essaimé dans l'Église, alors que Charles Morerod s’apprête à reprendre la présidence de la Conférence des évêques suisses? «Il est vrai que beaucoup de prélats ont évolué. En même temps, certaines choses ne bougent pas. Le pape a accueilli au Vatican des responsables qui avaient protégé des prêtres abuseurs. Le monde est pétri de contradictions, et l’Eglise n’y échappe pas.»