Au Club nautique morgien, Noam Yaron, l’éco-aventurier de 28 ans, commande un chocolat chaud. Le 11 août dernier, il démarrait un périple de 191 km entre Calvi et Monaco avant d’être extirpé de l’eau à 2 km de l’arrivée dans un état de fatigue extrême. Sa lèvre inférieure corrodée par le sel, après 102 heures passées sans sortir de la Méditerranée, ne l’empêche pas de sourire.
«Je me nourris quasi normalement, mais il m’est encore impossible d’avaler des fruits ou de la vinaigrette.» Des traces rouges affleurent dans la région du cou. Les frottements de sa combinaison lui ont arraché des lambeaux de peau. Alors que son défi historique est en passe d’être homologué, le jeune nageur de l’extrême, chef d’entreprise dans la communication, a déjà repris son bâton de pèlerin. Il continue à sensibiliser le monde sur l’état des mers et envisage de s’engager en politique.
Noam Yaron, comment allez-vous?
Mon corps se remet étonnamment bien. Je suis sorti de l’eau vendredi 15 août, après 191 km, cinq jours et quatre nuits à nager, soit 102 heures. N’étant pas arrivé selon les règles établies à Monaco, ce challenge sera considéré comme une nage et pas une traversée, homologuée par la World Open Water Swimming Federation.
Un tel effort paraît surhumain. Avez-vous pris quelque chose pour vous aider?
Non. J’ai eu droit à un anesthésique buccal, la lidocaïne. Il endort la muqueuse attaquée par le sel. Ma langue et ma lèvre inférieure ont gonflé et ça faisait comme un aphte dans la bouche entière. Cela compliquait ma respiration et risquait d’empêcher la nutrition et l’hydratation.
Combien pesiez-vous au départ?
Je faisais 82 kg. Je suis descendu à 69 kg; je n’ai toujours pas repris ces 13 kg. Nager a entamé les réserves de graisse. A l’hôpital, j’ai perdu mes muscles en neuf jours. Je n’ai presque plus de bras et de pectoraux, mais je compte bien les récupérer.
Vous aviez donné l’instruction de ne pas vous sortir de l’eau. Or il a fallu le faire...
Deux personnes à bord y étaient autorisées à deux conditions: que je ne réussisse plus à nager et que je peine à respirer. Quand on parcourt 191 km, on ingurgite des micro-gorgées d’eau salée. Le sel se colle dans vos poumons, l’oxygénation devient difficile. L’effet est comparable à de l’asthme.
A une distance de 2 km de la côte, vous n’avanciez plus.
C’est lié à mes brûlures. Elles résultent du frottement entre la combinaison en néoprène, la peau et le dépôt de sel. Des cristaux se forment sous la combinaison, ils vous coupent et vous brûlent. J’ai effectué 200 000 coups de bras. Chaque mouvement devenait très douloureux; mon aisselle droite – le seul côté où je respire en levant le bras plus haut – était à vif. Les brûlures ont commencé après deux jours. Par chance, un membre de l’équipage connaissait une coupeuse de feu dans le Jura. Il l’a appelée alors que nous étions en pleine mer et cela paraît dingue, mais les douleurs ont disparu instantanément. Sur la fin, j’étais brûlé sur 10 à 15% du corps, au deuxième degré profond et cela n’a plus eu d’effet.
Vous avez parcouru 191 km sur un tracé estimé à 180 km. Pourquoi avoir fait ce détour, sans lequel vous auriez rejoint Monaco?
Les experts de Météo-France ont privilégié un parcours allant vers le nord à cause d’un courant très fort et latéral, le ligure. Ces kilomètres supplémentaires se sont ajoutés à mes douleurs et j’ai eu des hallucinations.
Des hallucinations, comme l’an dernier, à la première tentative?
Elles ont commencé après 48 heures par des déformations d’objets. Ma ligne d’eau était un serpent et ça s’est amplifié au fil des heures. C’est dû au manque de sommeil. Le cerveau, n’ayant plus l’énergie suffisante, dysfonctionne. Au lieu de capter les détails du réel, il fait des raccourcis, invente un décor. C’est très impressionnant. Ma réalité complète avait changé.
N’est-ce pas salvateur?
L’instinct de survie domine. Mon cerveau a essayé de me «sortir de l’eau» en m’installant dans un autre environnement. J’entendais l’équipage, les voix de chacun des membres, mais il m’était impossible de les distinguer. Comme si, à l’instant où je vous parle, je vous fixais sans vous voir.
Que voyiez-vous à la place?
Le bateau était devenu un château. J’étais dans la cour, il y avait de l’herbe et j’entendais: «Nage!» Je répondais: «Je suis hors de l’eau...» L’équipage a essayé de s’approprier mon univers afin de m’inciter à nager. On me disait: «Mets-toi à plat ventre, fais un coup de bras après l’autre.» Et soudain, je me remettais à nager. Il arrivait que l’équipe perde patience. Nos échanges ont été filmés, c’est à mourir de rire. Il m’arrivait de discuter deux heures d’affilée. Après avoir dormi sur le dos, mes hallucinations se dissipaient et je repartais.
Ça paraît surréaliste.
Le plus fou, c’est la sensation d’être clairement dans un autre monde, mais lucide. Par la suite, j’ai commencé à être désorienté. Mon cerveau s’endormait. Je continuais à nager en partant à droite. Il fallait alors sonner l’alarme pour me réveiller.
Avez-vous eu des hallucinations auditives?
J’ai entendu une voix qui n’était pas la mienne et qui me motivait: «Salut Noam, comment tu vas? Je suis ta partie sportive. Quand tu as traversé le Léman, que tu as eu très froid, c’est moi qui ai fait les derniers kilomètres. Lors de ton triathlon, sous 45°C à l’ombre, c’est moi qui t’ai monté au sommet de la montagne.» Je l’ai appelé Léon, comme le nageur français Léon Marchand. Je lui ai dit: «Prouve-moi que c’est vrai et nage une heure avec moi.» Après 60 minutes, j’ai partagé avec l’équipe ce qui m’était arrivé. Ils m’ont dit: «Tu n’as jamais nagé aussi vite.» C’est incroyable. J’aurais eu besoin de ce «double» jusqu’à la fin, mais je ne l’ai plus revu (rires).
Ces dérèglements ont fini par alerter l’équipage alors que vous touchiez au but.
J’ai commencé à entendre ce que je nomme «des voix du paradis» ou «de l’au-delà». Une forme me parlait dans un halo de lumière: «Ça va aller, ça va bien se passer.» Je suis revenu à moi d’un seul coup et j’ai dit: «Je crois que je suis en train d’expérimenter une mort imminente.» C’est là qu’ils ont décidé de me sortir de l’eau. On peut mourir d’épuisement. Hors de l’eau, je respirais très mal. Mes douleurs étaient très fortes, mais c’était gérable. J’avais atteint la limite à la fin de cette cinquième journée.
Dormir en nageant, la moitié du cerveau en éveil: vous préconisiez la méthode avant de partir. A-t-elle atteint ses limites?
Sans elle, je n’aurais jamais parcouru une telle distance. En Méditerranée, la référence de la plus longue nage est de 142,3 km. J’en ai fait près de 50 de plus. L’Américaine Diana Nyad a relié, à 65 ans, Cuba à la Floride, en septembre 2013. Il lui a fallu cinq tentatives pour faire ces 165 km. Netflix lui a consacré le biopic Insubmersible. Elle nous a envoyé un message d’encouragement.
On n’est jamais prêt à 100%?
Avec tous les paramètres à maîtriser, on ne peut se préparer qu’à 10%. Quand on entre dans l’eau, il faut être d’accord de faire face aux 90% restants, de reculer au besoin et de se dire: «Ce n’est pas grave, on avancera plus tard.» On est à la merci de son corps, de son endurance, du sommeil, de la nutrition, des frottements de la combinaison. Le reste, c’est le hasard, la nature, les courants et les vents. La nuit, j’avais froid. J’étais en hypothermie quasi constante. On a eu de la pluie, de très grosses vagues de face et même du brouillard. Avec les hallucinations, c’était assez spécial. Par moments, je me suis dit: «Là, on est dans un autre monde.»
Quand on vous extirpe de l’eau, êtes-vous conscient?
Oui. Je ne parle pas, je regarde la caméra qui me filme. La cadreuse m’a dit: «Ton regard m’a glacé le sang. Après tout ce que tu as vécu, tu comprenais encore qu’on était en train de filmer...» On a découpé ma combi, je n’étais pas beau à voir. Le bateau a foncé; une ambulance m’attendait au port. Sur place, un médecin m’a dit: «Ça a l’air d’aller, mais on va faire une radio des poumons.» Elle a révélé qu’ils avaient été attaqués par le sel. On m’a aussitôt emmené en réanimation. Mes alvéoles étaient bouchées, je peinais à respirer. A part inhaler de l’oxygène, on ne peut rien faire. Mon corps, qui avait produit un effort surhumain, surchauffait. J’ai commencé à avoir de la fièvre. Elle a grimpé jusqu’à 40,8°C, mais je n’ai jamais senti que ma vie était en danger.
Et vos brûlures?
Comme ils n’avaient jamais traité de telles blessures au sel, ils ont appelé l’Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne à Toulon, spécialisé dans les grands brûlés. Les nerfs n’étaient pas touchés, il n’y avait pas de nécrose: le risque de greffe a été écarté. Les brûlures génèrent une matière jaunâtre et visqueuse, la fibrine. C’est impressionnant et un peu dégueulasse, ça sentait la chair brûlée. On m’a traité avec de la crème et des pansements, très serrés, afin que ça ne bouge pas; ça fait un mal de chien. La première nuit, j’ai reconnecté mentalement tous les wagons de mon périple. Une infirmière m’a prêté son téléphone et j’ai découvert les articles parlant d’échec et d’abandon. Là, je me suis dit: «OK, je n’y suis pas arrivé.»
Vous ne l’aviez pas intégré?
Non. Parce que tout le monde me félicitait, même dans l’ambulance: «Bravo, tu l’as fait, tu as réussi.» Aucun être humain n’avait jamais passé autant d’heures dans l’eau et parcouru autant de kilomètres dans ces conditions. A mes yeux, c’est une réussite. Après 36 heures et une radio de contrôle, le médecin m’a dit: «Vos poumons sont complètement remis. Je n’ai jamais vu ça.» J’ai pu être rapatrié quatre jours plus tard.
Vous voilà de retour chez vous, à Morges. A quoi ressemble la suite?
Le 20 septembre, je participerai à la 4e édition du Water Lover Challenge, une collecte de mégots sur dix jours dont je suis le parrain. C’est l’un des déchets les plus nocifs pour les eaux. Je prévois une petite tournée européenne dans le but d’en ramasser avec des écoles et des entreprises. Nous en avons collecté 1 million l’an dernier.
Et la Méditerranée, votre cheval de bataille?
Mon but est d’utiliser ce défi sportif pour donner de la visibilité à l’environnement: 630 tonnes de déchets finissent chaque jour dans la Méditerranée, 25% du trafic maritime mondial transite par elle, les bateaux vont beaucoup trop vite sur le sanctuaire Pelagos que j’ai traversé. Cette aire marine censée être protégée ne l’est pas. Nous avons des contacts avec les politiques et les entreprises maritimes. Il faut comprendre les enjeux afin de savoir comment on peut les amener à baisser d’eux-mêmes la vitesse sans que ça devienne une réglementation. Je veux porter cette cause au plus haut niveau. J’ai été nommé ambassadeur de la campagne Together For The Ocean lancée par le philanthrope Michael Bloomberg et soutenue par plus de 25 organisations internationales. Le message aux gouvernements est de protéger 30% de l’océan d’ici 2030.
Vous préparez un documentaire.
La Méditerranée sera en toile de fond, les espèces qu’on a vues, qu’on a filmées, comme ce bébé dauphin qui m’a tapé le ventre la première nuit. Je souhaite faire passer un message d’espoir dans un monde très sombre, apporter un peu de lumière et trouver des solutions. Mon but est d’avoir un impact concret. La sensibilisation est la première étape. L’équation est un trinôme: les politiques, le citoyen consommateur et les entreprises. Mon prochain combat, ce sera la politique.
Vous avez dit: «Je ne suis pas écologiste.» Où vous situez-vous?
Je ne suis pas un activiste non plus, mais un citoyen engagé. Face à un problème, soit on s’en plaint, soit on fait en sorte que ça change. J’ai décidé de prendre la deuxième option et de faire en sorte que ma vie soit dédiée à rendre le monde meilleur. Ce n’est pas celui des Bisounours. Il faut trouver un compromis entre la nature et l’économie. Les Vert’libéraux sont plus proches de mes idéaux et je me suis rapproché du PLR à Morges. Je souhaite me présenter aux élections municipales au printemps prochain. Ce sera la première étape.
Qu’attendez-vous du PLR?
Je dois voir si le parti peut m’offrir ce que je cherche: de l’impact. Etre engagé pour lever la main tous les lundis après-midi, non merci. Je souhaite partager des idées qui puissent résonner et inspirer, et participer à construire un véritable changement. Pour ça, il faut être élu: j’aimerais relever ce défi. Je suis quelqu’un de très pragmatique qui espère pouvoir contribuer à l’amélioration de la ville qui l’a vu naître.
Vous aviez déclaré avant de partir: «Je ne referai pas de troisième tentative.»
Non. En touchant 60 millions de personnes, l’objectif a dépassé l’exploit sportif. Même Fox News s’est intéressée à nous. Les lacs américains, comme le Michigan, me passionnent, mais pour l’instant, une longue période de récupération m’attend. J’ai réalisé un défi chaque été depuis cinq ans. Marine, ma compagne, et moi-même y avons consacré toutes nos vacances. Elle a eu un rôle très important. Elle était chargée des ravitaillements pendant la traversée. Le moment est venu de lever le pied.
Cet article a été publié initialement dans le n°36 de «L'illustré», paru en kiosque le 4 septembre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°36 de «L'illustré», paru en kiosque le 4 septembre 2025.