Benoît Gaillard
«Il faut interdire la reconnaissance faciale dans la rue»

Alors que la reconnaissance faciale semble gagner du terrain dans nos sociétés, des ONG tirent la sonnette d'alarme. Le conseiller communal lausannois Benoît Gaillard est de ceux qui réclament une législation face à cette potentielle violation de la vie privée.
Publié: 18.11.2021 à 06:02 heures
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Dernière mise à jour: 18.11.2021 à 16:18 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Serons-nous bientôt repérés sitôt que l'on met un pied hors de la maison? C'est la crainte d'Amnesty International et d'une coalition d'ONGs, qui lancent une pétition pour obtenir l'interdiction de la reconnaissance faciale, annoncent-ils dans un communiqué ce jeudi.

Selon eux, ces systèmes se répandent partout en Europe et la Suisse ne fera pas exception, surtout en l'absence d'une base légale en la matière. «Autorités et entités privées pourront bientôt surveiller les lieux publics 24h sur 24 de manière entièrement automatisée», craignent les pétitionnaires.

Cet appel trouve un écho dans les métropoles du pays: à Lausanne et à Zurich, des élus ont déposé des interventions parlementaires pour mettre clairement en avant l'urgence d'agir en la matière. Le socialiste Benoît Gaillard, visage politique du mouvement en Suisse romande, explique sa démarche.

Blick: La reconnaissance faciale est-elle déjà une réalité en Suisse?
Benoît Gaillard: À ma connaissance, il n'y a pas encore de déploiement à large échelle. Mais nous voulons prendre les devants, ouvrir le débat pour obtenir des interdictions avant que cela ne soit une réalité et que nous soyons mis devant le fait accompli. Trop souvent, de nouvelles technologies ont été implémentées par petits pas à bas bruit – et il était ensuite trop tard pour dire stop.

À quoi pensez-vous, par exemple?
On peut citer la vidéosurveillance, qui a été déployée à petits pas en l'absence de vrai débat public. Il faut éviter que la reconnaissance faciale commence dans les stades de foot ou dans des gares et que cela soit déjà une réalité au moment d'en débattre. En plus, il faut se rendre compte que la reconnaissance faciale est bien davantage qu'une «vidéosurveillance améliorée».

Dans quel sens?
Le fait que la reconnaissance soit automatique change tout. La reconnaissance faciale dans l’espace public voudrait dire que dès que vous sortez de chez vous, vous laissez une trace qui peut être associée de manière directe à votre identité… personne n’a besoin de regarder les images: par la simple activation d’un logiciel, vous êtes tracé. Et ce, sans qu’on vous laisse le choix d’y échapper.

Cela paraît un gros problème — pourquoi agir au niveau local et pas viser une législation fédérale?
C'est l'objectif de cette campagne: susciter un débat au niveau national, mettre cette question à l'agenda. Mais il faut partir d'endroits où il y a un levier d'action réaliste. Nous voulons obtenir une interdiction dans la rue et dans les lieux publics en ville de Zurich et de Lausanne, pour lancer le mouvement. C'est ce que nous avions fait à Lausanne en limitant largement la vidéosurveillance.

Avez-vous des exemples d'utilisation de la reconnaissance faciale à l'étranger?
J'ai déjà pu voir cette technologie à l'œuvre dans des aéroports, en Espagne par exemple, qui sont en mains étatiques dans ce pays. On peut également citer le scandale Clearview, qui a eu des répercussions jusqu'en Suisse (plusieurs polices cantonales outre-Sarine ont avoué avoir procédé à des tests de logiciels de reconnaissance faciale, ndlr.).

Ces logiciels peuvent néanmoins permettre de résoudre certaines affaires, non?
L'arsenal a été bien étoffé ces six ou sept dernières années en Suisse. On a eu l'entrée en vigueur de la loi sur la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (LSCPT), renforcé la loi sur le renseignement et récemment encore, le peuple a accepté la loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT). Il serait donc faux de dire que les moyens légaux d’investigation n’ont pas été améliorés. Cela rend d'autant plus nécessaire le fait de tirer une ligne qui soit claire concernant la reconnaissance faciale, avec une interdiction comme principe de base. Je ne suis pas contre des exceptions là où c'est justifié, il faut simplement établir ce qui est légal et ce qui ne l'est pas.

Vous étiez déjà en première ligne contre l'eID, l'identification électronique. Rejetez-vous par principe toute innovation technologique?
Ce que je combattais, c’était qu’elle soit confiée à des acteurs intéressés au profit. C’était la privatisation d’une tâche publique Face aux évolution technologiques, il faut éviter les approches naïves et garder son sens critique. Il faut se demander: est-ce que l’emploi de ce nouvel outil renforce les inégalités? Est-ce qu’il renforce les concentrations de connaissances ou de pouvoir? Et si oui, alors il faut encadrer, règlementer, pour éviter de se retrouver face au fait accompli, comme c’est aujourd’hui le cas avec le pouvoir des géants américains du numérique ou de certains Etats par exemple.

Que dites-vous à ceux qui estiment que le certificat Covid est un moyen de surveillance?
Il y a deux différences fondamentales avec les outils que nous avons cités précédemment. D'une part, l'EPFL l'a certifié, cette application ne permet pas le traçage et stocke le moins de données possible. Elle a été conçue pour limiter le nombre de données utilisées et transmises. D'autre part, et c'est important, il ne s'agit que d'une mesure transitoire! Tout le monde s’accorde à le dire: dès qu'on le pourra, on enlèvera ce dispositif. Dans le cas des systèmes de surveillance, on sait qu’il n’y a qu’une direction: toujours plus.

À ce titre, les GAFAM sont beaucoup pointés du doigt.
À raison! Et d’ailleurs, ces entreprises ont précisément misé sur l’augmentation progressive de la surveillance et de la concentration des données: d’un service limité à des connexions sociales, Facebook est devenu, per étapes, un géant qui vous trace partout sur Internet, connaît votre positionnement géographique, l’ensemble des vos habitudes, de vos intérêts et de vos réseaux. Tout ça n’était pas dans le contrat au départ, mais nous avions le doigt dans l’engrenage. Il faut tirer les leçons de ces dynamiques.

Que peut faire la loi face aux GAFAM? N'est-ce pas un combat perdu?
Je ne pense pas. L’arsenal juridique n'est pas mauvais, notamment à l'échelle européenne avec le RGPD que les entreprises suisses doivent aussi respecter, ou avec la loi suisse. Le problème réside bien souvent dans l’application. Les instances compétentes sont systématiquement sous-dotées. Nous avons d’immenses administrations qui gèrent la politique agricole ou l’encaissement de la TVA, mais seulement quelques personnes pour vérifier l’applications des lois sur la protection des données. C'est là que le bât blesse vraiment.

Politiquement, il devrait être possible de trouver des majorités en faveur de la protection des données...
C'est aussi l'un des avantages de mettre ces questions sur le tapis: cela va forcer les partis à se positionner. Du côté du PLR ou de l’UDC, on n’est hélas bien souvent libéral qu’en principe, et on s’intéresse peu aux dérives potentielles d’outils de surveillance. Or, en l’occurrence, la pesée des intérêts est vite faite entre une mise en place sans contrôle de la reconnaissance faciale et les éventuels bénéfices qu’on en tire pour les enquêtes par exemple: il faut protéger avant tout le droit à l’anonymat et à la sphère privée. Pour autant, avec les majorités actuelles, régler la question de la reconnaissance faciale à l’échelon fédéral avant les prochaines élections fédérales me paraît compliqué.

Surtout que la technologie évolue très vite. Est-ce réaliste de vouloir adapter nos outils législatifs avec le même rythme?
C'est un gros challenge, mais le problème est surtout une forme de fascination devant les progrès technologiques. Les premières années, ça a un peu été le lièvre face au serpent... Il y a une vraie prise de conscience désormais du potentiel de nuisance, et cela plaide pour une interdiction de principe pour des outils comme la reconnaissance faciale. On commence par se protéger d’une technologie invasive, puis ensuite, on discute d’éventuelles exceptions.

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