Thanusika dépose des fleurs sous l'image de Ganesha, la divinité indoue à tête d'éléphant. Elle ferme les yeux et prie. Elle souhaite un avenir meilleur pour sa famille. Nesakumar, son mari, déplore: «Ganesha sait déjà ce que nous voulons. Nous voulons retourner en Suisse.»
Mais la Suisse est loin désormais. Nesakumar et Thanusika ont été expulsés avec leurs enfants vers le Sri Lanka en novembre dernier. Auparavant, la famille de réfugiés vivait depuis huit ans dans le canton de Berne, espérant obtenir un jour l'asile. En vain.
Une expulsion sans préavis
Nous sommes le 21 novembre 2023. A 6h30, la police arrive sans préavis devant le centre de retour d'Enggistein, dans le canton de Berne. Ashvika, la fille de 7 ans, se prépare à aller à l'école lorsque les policiers entrent dans la chambre de la famille. C'est le choc. Ils doivent faire leurs valises. Les agents emmènent la famille au poste de police de Worb et la place en garde à vue, jusqu'au transfert à l'aéroport de Zurich.
En désespoir de cause, Nesakumar tente d'arrêter la procédure en se cognant la tête contre un lavabo pour provoquer un évanouissement. Cela n'empêche pas les agents en uniforme d'effectuer l'expulsion. L'avocate de la famille dépose un recours de dernière minute auprès du Tribunal administratif fédéral. Sans effet.
Lisbeth Zogg Hohn, qui soutient la famille, était présente lors de l'expulsion. «C'était un moment très triste, déplore-t-elle, c'était très émotionnel aussi pour les employés du centre d'hébergement, ainsi que les policiers.» Cette expulsion était «illogique» et «absurde», s'exclame-t-elle: les enfants ont été emmenés dans une patrie qui leur est totalement étrangère.
Des enfants nés en Suisse
Ashvika et Aarusan sont nés en Suisse. Ashvika a été scolarisée à Worb. De plus, Thanusika était enceinte de six mois et Nesakumar souffrait de troubles psychiques. La vie dans l'illégalité, sans perspective d'avenir pour ses enfants, lui provoquait une peur permanente qui le rendait dépressif. On lui a également diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique. Le délai de recours pour sa demande de réexamen rejetée était encore ouvert le jour de l'expulsion. L'expulsion a néanmoins été autorisée par la loi en vigueur.
Le soir même, le vol spécial a décollé avec la famille à bord. Il s'agissait d'un vol charter de la compagnie aérienne tchèque à bas prix Smartwings, mandatée par le Secrétariat d'État aux migrations (SEM). Dans l'avion se trouvait une autre famille du canton de Berne avec deux enfants nés en Suisse. Le plus jeune enfant n'avait que quelques mois. Selon les indications de la famille, une dizaine de personnes se trouvaient également dans l'avion, accompagnées d'un important dispositif policier.
Plus de 24 heures après le début de l'expulsion, la famille a atterri à Colombo, la capitale du Sri Lanka. Les parents ne voulaient pourtant ne plus jamais avoir à se rendre dans ce pays. Selon les chiffres du Secrétariat d'Etat aux migrations, 61 personnes ont été renvoyées au Sri Lanka l'année dernière. Le SEM n'indique pas combien de personnes ont été expulsées par vol spécial. Il s'agit de la mesure de contrainte la plus dure que les autorités suisses puissent prendre à l'encontre des demandeurs d'asile déboutés.
Le choc six mois après l'expulsion
Six mois après son expulsion, Thanusika ne s'est toujours pas remise du choc. «Nous n'avons toujours pas réalisé que nous étions de retour», raconte-t-elle en faisant le tour de la maison de ses parents, où elle vit aujourd'hui avec sa famille. Les deux jeunes frères de Thanusika habitent également encore ici.
Si ses parents ne les avaient pas accueillis chez eux, la famille se serait retrouvée à la rue. La maison se trouve à proximité de la ville de Vavuniya, au nord du Sri Lanka. Dans le jardin poussent des bananes et des mangues. Quelques poules caquettent, deux chiens errants se sont installés chez eux.
Dans la maison, il y a une salle commune, une cuisine et trois chambres. Thanusika fait visiter sa chambre, qu'elle partage avec son mari et ses enfants. Au centre de la pièce, il y a un lit de camp, contre le mur une petite armoire en bois et une table. La jeune femme déroule une natte de paille. «Nous dormons à même le sol», explique-t-elle.
Depuis leur retour, Nesakumar et Thanusika sont devenus parents pour la troisième fois. Leur plus jeune fille est née fin février. «Heureusement, elle est en bonne santé», s'exclame la mère. Le bébé répond au nom d'Aathvika. En tamoul, cela signifie «bonne vie». Au sol, ses frères et sœurs plus âgés jouent. Ashvika est en train de bricoler une robe en carton pour sa poupée Barbie, tandis qu'Aarusan s'amuse surtout à embêter sa sœur.
«Les professeurs nous battent si nous n'obéissons pas»
Ashvika a du mal à prendre un nouveau départ. Ses amies de Suisse lui manquent et elle a du mal à l'école. Elle est en troisième année. La petite fille de sept ans vient de finir de préparer ses affaires scolaires et d'enfiler son uniforme, une chemise blanche et une cravate violette. Arrivée à l'école, la première chose qui attire l'attention est la cour de récréation. La bascule est envahie par les hautes herbes. «Il est très rare que des enfants jouent ici», explique Thanusika. Le problème, c'est la chaleur.
Dans la salle de classe, chaque enfant a son pupitre en bois et le traditionnel tableau noir est accroché au mur. Lorsqu'on lui demande si elle aime aller à l'école, la réponse de la fillette, habituellement très timide, est claire: «Non.» Au Sri Lanka, les châtiments corporels sont encore en partie d'actualité dans la vie scolaire. Le mince bâton de bois est prêt sur le pupitre de l'enseignant. «Les professeurs nous frappent si nous n'obéissons pas», explique Ashvika.
Deuxième problème: la langue. La petite fille comprend le tamoul, mais elle ne sait ni l'écrire, ni le lire. Pendant que les autres enfants passent un examen, Ashvika essaie d'apprendre l'alphabet. L'écriture tamoule compte 247 caractères. Elle ne s'est pas non plus fait d'amis jusqu'à présent. «Cela me rend triste», souffle-t-elle d'un air déprimé.
Nesakumar vit dans la peur du gouvernement sri-lankais
La famille est en plus marquée par d'autres complications. Nesakumar est assis dans le jardin à l'ombre d'un arbre. Il a récemment eu un grave accident de moto et a été soigné à l'hôpital. Il a dû se faire recoudre une grande plaie au visage. L'argent pour l'opération manquait. Il a donc dû vendre la chaîne en or de sa femme. Un mois après la mésaventure, les écorchures sur les bras et les jambes ne sont toujours pas guéries.
Comme il a eu besoin d'aide après l'accident, il ne travaille pas pour l'instant et vit avec sa famille. Il s'agit toutefois d'une exception: même si rien ne s'est passé jusqu'à présent, il a peur d'être persécuté politiquement. «Je dois d'abord assurer ma survie, ensuite seulement je pourrai m'occuper de ma famille», explique Nesakumar. Pour comprendre sa peur, il faut connaître son histoire.
Nesakumar est né en 1983 dans la partie à majorité tamoule de l'île. C'est à cette époque qu'a commencé au Sri Lanka une guerre civile de plusieurs décennies entre Cinghalais et Tamouls. Pendant la guerre, les séparatistes tamouls, notamment les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE) – plus connus sous le nom de Tigres tamouls – se sont battus pour l'indépendance. En 2009, la guerre civile a pris fin après plus de 25 ans. Le gouvernement cinghalais a gagné la guerre et met depuis en place de nombreuses mesures pour empêcher une nouvelle expansion des LTTE.
Le père de Nesakumar aurait été tué en 1988 par le gouvernement sri-lankais ainsi que d'autres membres de sa famille en tant que partisans des Tigres tamouls. De nombreux membres de sa famille ont alors pris la fuite. Seuls lui et sa mère sont restés au Sri Lanka et ont déménagé à Colombo par peur. Nesakumar aurait étudié l'informatique, fondé son propre institut et formé des étudiants. Mais après la fin de la guerre civile, le passé l'aurait rattrapé. Il aurait été enlevé et torturé. Les ravisseurs étaient d'avis que Nesakumar soutenait la reconstruction des Tigres tamouls. Nesakumar le nie. Pour être libéré, il a dû payer une grosse somme.
Il a alors décidé de prendre la fuite. Avec sa femme Thanusika, qu'il avait épousée un an auparavant, il est entré illégalement en Suisse via Dubaï et l'Italie, et a déposé une demande d'asile. Lors de la procédure d'asile, Nesakumar a décrit son histoire, qui est consignée dans les documents. Il n'est pas possible de vérifier ces récits de manière indépendante.
La famille était bien intégrée
En Suisse, Nesakumar et Thanusika ont dû attendre trois ans avant d'obtenir l'asile. Pendant cette période, ils ont vécu dans différents centres d'asile du canton de Berne. En 2018, ils ont reçu une décision d'asile négative. Le SEM a motivé sa décision de la manière suivante: les récits de Nesakumar contiennent des «incohérences et des contradictions» et sont «invraisemblables». Le SEM lui a demandé de quitter la Suisse. Un retour volontaire n'a cependant jamais été une option. C'est pourquoi ils ont continué à vivre illégalement en Suisse pendant cinq ans.
Les personnes qui ne retournent pas volontairement dans leur pays d'origine, qui ne passent pas dans la clandestinité et qui ne sont pas expulsées, vivent en Suisse de ce que l'on appelle l'aide d'urgence. L'État est tenu de fournir à ces personnes un minimum de nourriture, de vêtements et de logement. L'État prend également en charge les frais d'assurance maladie. Ils n'ont pas le droit de travailler. L'intégration dans la société doit être empêchée.
La famille de Nesakumar a pourtant connu l'intégration. De nombreuses amitiés se sont nouées avec la population. Nesakumar et Thanusika ont suivi des cours d'allemand pour comprendre les Bernois. Aujourd'hui encore, le couple parle bien l'allemand.
«Ce renvoi est inhumain»
Nesakumar est assis dans le jardin de ses beaux-parents. Il se considère comme un raté. Il a déjà été traité en Suisse pour une dépression. Avec ce retour, son état mental s'est encore aggravé. «Je préférerais mourir que de vivre comme ça. Mais je ne peux pas laisser tomber ma famille», se désole-t-il. Il fait des reproches à la Suisse: «Ce renvoi est inhumain.»
Thanusika essaie d'être forte, mais elle aussi atteint ses limites. Heureusement, les parents et les frères de Thanusika soutiennent la famille financièrement et émotionnellement. Le soutien vient aussi de Suisse. Des amis envoient régulièrement de l'argent. Ils reçoivent également du courrier. Les enfants viennent de recevoir des crayons de couleur. Une amie de longue date a écrit une lettre aux parents.
Thanusika porte Ashvika sur ses genoux et lit la lettre: «J'espère que vous vous sentirez un jour chez vous au Sri Lanka.» Elle s'interrompt brusquement. Elle peine à continuer à lire après cette phrase. Car la famille ne se sent pas chez elle au Sri Lanka. La jeune femme souffle: «La Suisse est notre maison.»