Expropriation des oligarques russes
Les démarches de l'UE sont-elles conformes à l'État de droit?

Confisquer les avoirs des oligarques russes relèverait-il d'une violation de l'État de droit de la part de Bruxelles? C'est ce que suggère la présidente du Seco dans une lettre restée jusque-là confidentielle.
Publié: 27.02.2023 à 06:16 heures
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Helene Budliger Artieda est, en tant que présidente du Seco, responsable des sanctions économiques suisses à l'encontre de la Russie.
Photo: Keystone
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Thomas Schlittler

Depuis que l’armée russe a envahi l’Ukraine il y a un an, l’Occident s’efforce de trouver la bonne manière pour freiner Vladimir Poutine depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022.

Actuellement, les représentants de l’Union européenne (UE) cherchent en particulier des moyens de confisquer les réserves monétaires de la Banque nationale de Russie ainsi que de bloquer, mais aussi de confisquer les biens des oligarques russes. Le but derrière tout cela? Utiliser cet argent dans le but de financer la reconstruction de l’Ukraine.

La Suisse exclut la confiscation

La Suisse a, comme elle le fait d’ailleurs souvent, largement repris les sanctions de l’UE ces derniers mois. En témoignent les 7,5 milliards de francs et les quinze biens immobiliers appartenant à de riches Russes qui sont actuellement bloqués.

Or la Confédération refuse de franchir le pas de la confiscation, malgré les demandes insistantes de l’UE et des États-Unis. Mais pourquoi exclure une telle mesure?

Une violation de la Constitution fédérale

Il y a quelques jours, le Conseil fédéral a publié un communiqué dans lequel il affirme que «la confiscation d’avoirs privés gelés est contraire à la Constitution fédérale, à l’ordre juridique en vigueur et viole les obligations internationales de la Suisse». Au niveau international, cette prise de position sans équivoque a fait sensation. Celle-ci a même été relayée par le journal économique britannique «The Financial Times».

La déclaration s’est basée sur les clarifications d’un groupe de travail interne à l’administration, sous la direction de l’Office fédéral de la justice. L’analyse juridique a cependant été fournie par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco), qui est responsable en Suisse de l’exécution et de la surveillance des sanctions économiques.

Grâce à la loi sur la transparence, Blick a pu consulter le document en question, transmis fin octobre 2022 à la Commission des affaires juridiques du Conseil des États. Il est signé par la directrice du Seco, Helene Budliger Artieda.

À première vue, l’exposé juridique est relativement évident. La directrice du Seco y explique pourquoi ni la loi sur les embargos, ni le Code pénal, ni la loi sur les avoirs illicites, ni la loi fédérale sur l’entraide internationale en matière pénale ne peuvent servir de base légale à une expropriation des oligarques russes.

Manœuvre douteuse de l’UE

En revanche, un paragraphe précis dans le document, dans lequel la cheffe du Seco discute des bases juridiques qui devraient être créées pour rendre possibles à l’avenir des expropriations en Suisse, est on ne peut plus explosif. Dans le passage en question, la secrétaire d’État reproche en effet à l’UE de vouloir faire en sorte, par une manœuvre douteuse, que les fonds russes puissent être confisqués même à l’avenir.

Helene Budliger Artieda s’attaque en particulier à l’obligation de déclaration pour les personnes et les organisations sanctionnées. Ces dernières sont en effet tenues depuis juillet 2022 de déclarer les avoirs qu’elles détiennent dans un État membre de l’UE. Si un Russe sanctionné ne respecte pas cette obligation, l’UE considère qu’il s’agit d’un contournement des sanctions et les États membres doivent le sanctionner. Selon le pays, la «confiscation des avoirs non déclarés» pourrait également être envisagée, estime Helene Budliger Artieda.

«Inquiétant du point de vue de l’État de droit»

Officiellement, l’extension prévue de l’obligation de déclaration a pour but de détecter d’autres avoirs d’oligarques. Mais Helene Budliger Artieda soupçonne que c’est une mesure qui cache ses réelles intentions. En effet, elle ne permettra probablement pas de découvrir davantage d’avoirs de Russes sanctionnés comme elle le prétend. Son intention serait alors véritablement, comme le note la cheffe du Seco dans la lettre confidentielle adressée à la commission juridique, «dans la sanction de la violation de la mesure en question».

Deux paragraphes plus loin, la haute fonctionnaire poursuit: «Si l’on part du principe […] que l’extension de l’obligation de communiquer doit servir en réalité à fonder une base légale pour la confiscation pénale de valeurs patrimoniales, cela serait inquiétant du point de vue de l’État de droit et de la politique juridique.»

Pour faire court, la présidente du Seco, responsable de la mise en œuvre des sanctions contre la Russie en Suisse, accuse ses collègues de Bruxelles de créer par la petite porte un moyen «inquiétant du point de vue de l’État de droit» pour confisquer les avoirs bloqués des oligarques russes. Rien que ça!

Comment Helene Budliger Artieda en arrive-t-elle à cette conclusion? Et qu’en est-il de la Confédération? Défend-elle aussi cette opinion dans ses échanges avec l’UE?

«Ce passage cité ne reflète en aucun cas la position adoptée face à une décision de l’UE»

Interrogée par Blick, la cheffe du Seco tente de relativiser ses propos. Le service de presse fait savoir que «le Seco suit de très près les décisions de l’UE et a procédé, après l’édiction de l’obligation de déclaration élargie, à une évaluation des avantages possibles et des éventuelles conséquences pour la Suisse en vue de la reprise dans le droit national. Le passage cité se réfère à ces considérations et ne reflète en aucun cas la position adoptée face à une décision de l’UE».

Cette argumentation n’est pas convaincante. Car elle ne change rien au fait qu’Helene Budliger Artieda considère l’extension de l’obligation de déclaration ainsi que la sanction des violations de cette mesure comme «douteuses du point de vue de l’État de droit». Son avis sur la manière de procéder de l’UE ne laisse donc pas de doute.

En attendant, on ne sait pas comment l’affront de la cheffe du Seco sera reçu à Bruxelles. Le service de presse du Conseil européen, qui a décidé cet été d’étendre l’obligation de déclaration, ne souhaite pas commenter «les processus internes d’une institution non européenne». Du moins, pas publiquement…

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