Ceux qui ne le savent pas encore doivent s’y préparer: le soldat le plus meurtrier de demain ne sera pas un robot, mais un logiciel. Plus l’intelligence artificielle (l’IA) s’installera dans les Etats-Majors, plus les décisions de tirs, les frappes et les combats seront dévastateurs.
L’IA permettra d’évaluer le potentiel d’une cible, d’anticiper la trajectoire de l’ennemi, et de calibrer sa riposte à une vitesse que les officiers sur le champ de bataille ne pourront jamais suivre. C’est à des milliers de kilomètres parfois, comme c’est déjà le cas avec les drones armés, que la victoire ou la défaite seront obtenues.
Etats-Unis et Chine en leaders
Cette guerre conduite par l’IA est, sur le papier, déjà perdue par l’Europe. Les deux champions mondiaux en matière d’intelligence artificielle, y compris sur le terrain des applications militaires, sont les Etats-Unis et la Chine.
Les Européens n’ont même pas un Etat-Major commun qui teste les nouvelles solutions fournies par l’IA. Tout se fait au niveau de l’OTAN, l’Alliance atlantique dominée et dirigée par Washington.
Pas si sombre
Et pourtant: tout n’est pas si sombre. Ce 10 et 11 février à Paris, au Grand Palais, le sommet sur l’intelligence artificielle organisé par la France veut valoriser les réussites du Vieux continent, et aussi celles de l’Inde, qui copréside cette initiative.
Emmanuel Macron a déjà lâché un chiffre dans son intervention télévisée dimanche soir: 109 milliards d’euros seront investis dans son pays pour accélérer les recherches en matière d’IA. Pour rappel, le récent rapport Draghi sur le marché européen estime que les 27 pays membres de l’UE devraient investir 800 milliards d’euros par an pour rattraper leur retard vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine en matière d’innovation.
Alors, on fait les comptes? L’Europe est dans le fossé ? Pas si sûr. Selon Jovan Kurbalija, expert de la Diplofoundation basée à Genève, qui propose des solutions d’intelligence artificielle aux organisations internationales, les Européens doivent savoir apporter des réponses simples et appropriées. «Réguler l’IA ne doit pas signifier réinventer la roue. Voyez la gouvernance comme une pyramide: à sa base, le matériel et les algorithmes — trop éloignés des impacts sociétaux de l’IA et difficiles à réguler. Laissons-les tranquilles.»
L'expert poursuit: «L’étage du milieu? Les données: ici, nous disposons déjà d’outils solides: appliquons les lois existantes sur la protection de la vie privée, comme le RGPD. Mieux encore, sévissons contre les entreprises technologiques qui aspirent des livres, des œuvres d’art ou de la musique protégés par le droit d’auteur pour entraîner leurs systèmes d’IA sans autorisation — le droit de la propriété intellectuelle l’interdit déjà.» Voilà ce que peut faire l’Europe beaucoup mieux: se protéger.
Toucher aux règles? Pas trop
L’autre front sur lequel les Européens peuvent faire la différence est celui des utilisateurs de l’intelligence artificielle. Là, pas besoin selon Jovan Kurbalija de s’épuiser à créer un nouvel arsenal juridique. «Le sommet de la pyramide de l’IA est l’endroit où réside l’urgence réelle: l’impact de celle-ci sur le public.»
Mais qu'est-ce que cela signifie concrètement? «Lorsque des algorithmes discriminent à l’embauche, faussent les marchés ou diffusent de la diffamation, les cadres existants — droits des consommateurs, lois anti-discrimination, responsabilité civile — sont largement suffisants. » Jovan Kurbalija ne souhaite donc pas modifier outre mesure les règles en vigueur: «Besoin d’adapter? Laissons les tribunaux interpréter ces règles au cas par cas, comme ils l’ont fait pour Internet ces trente dernières années.»
L'IA, fossoyeuse... du cancer?
L’enjeu mis en avant par le gouvernement français en matière d’IA et le même qu’en matière de défense: à savoir celui de la souveraineté. «Il faut pouvoir stocker, archiver, structurer toutes les données qui la nourrissent grâce à des infrastructures adaptées. L’agence ministérielle française pour l’IA de défense (Amiad) a été créée en ce sens en mai 2024 afin de permettre à la France de maîtriser souverainement ces technologies et ne pas dépendre des autres puissances», explique le ministère français des Armées.
Emmanuel Macron met aussi en avant les progrès de l’IA sur le terrain de la lutte contre le cancer. Selon le Président français, l’institut parisien Gustave Roussy a les moyens de devenir dans le futur le n° 1 mondial dans ce domaine.
Urgence éducative
Et l’éducation? Il y a là une urgence selon Jovan Kurbalija: protéger les données architecturales, artistiques, culturelles, livresques qui constituent la force de l’Europe et le creuset de tous les enseignements. «Plus l’hémorragie des données vers les Etats-Unis se poursuit, plus l’Europe perd la maîtrise de son cerveau», argumente le chercheur.
Symbole: le Grand Palais, où se tient le sommet de l’IA, fut construit pour l’exposition universelle de 1900 à Paris. A l’époque, il s’agissait de démontrer la supériorité incontestable de l’Europe sur le reste du monde. C’était il y a 125 ans…