Reportage dans une clinique syrienne
En finir avec la drogue de Bachar el-Assad: «Sans le captagon, je me sentais nul»

Avant sa chute, le régime de Bachar el-Assad s’était spécialisé dans la production de cette amphétamine bon marché, dont l’addiction touche près de 20% de la population. Nous nous sommes rendus dans la première clinique du pays qui combat ce fléau.
Publié: 18:18 heures
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Dernière mise à jour: 20:17 heures
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Une employée du centre prépare le déjeuner, que les bénéficiaires et l’équipe soignante prennent en commun.
Photo: Hasan Belal
Sami Zaïbi, pour «L'illustré»

Un soleil diffus se lève sur les oliviers d’Afrin, dans le nord de la Syrie, près de la frontière turque. C’est ici, au sommet d’une colline, loin des grandes villes et de leurs tentations, que se dresse le rutilant Hope Center for Rehabilitation, sorte de villa dont les colonnades et les tuiles romaines évoquent davantage un château qu’un établissement médical.

Il s’agit pourtant bel et bien d’une clinique, et pas n’importe laquelle: la première du pays à prendre en charge les addictions. Financé par la France et le Qatar, géré par les organisations humanitaires syriennes Shafaq et Mars, le centre a ouvert ses portes en janvier et ne désemplit pas.

Il est 9h15 et, après une session de sport, c’est désormais l’heure de la séance de soutien psychologique. Sous un petit chapiteau, le docteur Mahmoud, blouse verte et voix chaude, professe: «En général, celui qui prend de la drogue est mal vu par la société. Les gens jugent, y voient un comportement déviant… mais c’est faux! Parce que cette personne est en fait une victime de la substance. Personne ne fait jamais d’erreur. Le courage, c’est d’apprendre de ses fautes et de les corriger. Pour ce faire, il suffit parfois d’une main tendue. Voilà la mission de notre centre.» Face à lui, dix jeunes hommes en survêtement, venus de toute la Syrie, acquiescent.

«Sans le captagon, je me sentais nul»

Parmi eux, Abdulrahmane, barbe éparse et regard noir, tripote pensivement sa sabha, le chapelet de prière. Ce jeune homme de 22 ans vient de Homs, où il a commencé à travailler dès l’enfance comme tapissier. A 16 ans, il s’est engagé dans l’Armée syrienne libre, où sa mission consistait à monter la garde, fusil en main.

C’est à ce moment qu’il s’est mis au captagon, comme tous ses camarades. «Je prenais deux à trois pilules par jour, ça me permettait de tenir le coup, de ne pas fatiguer et de rester concentré. Quand je n’en prenais pas, je me sentais nul, inutile, je n’avais plus aucune envie de prendre mon fusil et d’aller à mon poste», raconte-t-il. Après vingt et un jours de sevrage à la clinique, il s’apprête aujourd’hui à rentrer chez lui. 

Abdulrahmane a commencé à consommer du captagon en tant que soldat de l’Armée syrienne libre. Après trois semaines de sevrage à la clinique, il s’apprête à rentrer chez lui.
Photo: Hasan Belal

Initialement commercialisé en Allemagne en 1961 en tant que médicament contre la narcolepsie et la dépression, le captagon est une substance issue de la famille des amphétamines. Son principe actif, la fénétylline, libère une grande quantité de dopamine et d’adrénaline, procurant à son utilisateur un sentiment d’invincibilité et coupant sa sensation de fatigue, de faim ou de soif.

Au cours des années 1980, le captagon a été progressivement interdit dans le monde en raison de ses sévères effets secondaires: angoisses, agressivité, dépression et surtout accoutumance. Mais les contrefaçons ont pris le relais, et le médicament s’est transformé en drogue bon marché, particulièrement populaire au Moyen-Orient, où il irrigue autant les soirées festives que les usines.

«
Une étude conclut que 20% de la population âgée de 18 à 45 ans est dépendante à au moins une substance
Mohanad Abu Elzeen, le directeur du centre
»

D’abord produit au Liban et en Libye, le captagon est arrivé en Syrie lors de la guerre. Maher el-Assad, frère du dictateur et chef de l’unité d’élite de l’armée, dirigeait cette industrie massive, qui rapportait des dizaines de milliards de dollars et finançait les horreurs du régime. Parfois décrite comme un «narco-Etat», la Syrie de Bachar el-Assad était à l’origine de 80% des pilules en circulation dans le monde.

Puis est arrivée la coalition islamiste HTS, qui a renversé le régime en décembre et s’est, depuis, attelée à la destruction méthodique des sites de production de la substance. Lors de découvertes très médiatisées, elle met régulièrement au jour des millions de pilules, cachées dans des bobines en cuir, des compteurs électriques ou encore des conserves de tahini.

20% de consommateurs

En quatorze ans de guerre, la drogue a infiltré toutes les couches de la société. «En amont de l’ouverture de notre centre, nous avons effectué une étude de besoins dans la région: elle conclut que 20% de la population âgée de 18 à 45 ans est dépendante à au moins une substance, explique dans son bureau Mohanad Abu Elzeen, le directeur du centre. C’est un problème complètement nouveau en Syrie. Avant la guerre, il n’y avait quasiment pas de consommation, poursuit-il. Désormais, elle sévit parmi toutes les classes sociales, tous les âges et toutes les régions. Les populations particulièrement touchées sont les soldats, autant du régime que de l’opposition, ainsi que les déplacés, qui se chiffrent à 1 million.» Outre le captagon, la méthamphétamine, ou crystal meth, et le tramadol, un antidouleur, sont les autres substances à problème.

Avec la destruction des stocks de captagon, certains consommateurs sont passés de l’un à l’autre. C’est l’histoire, folle, de Mustafa. Il y a un an, ce Syrien gérait paisiblement son entreprise de production de chaussures à Istanbul, où il avait fui la guerre, comme nombre de ses concitoyens. Marié, à la tête d’une quinzaine d’employés, il avait une situation stable. «Puis j’ai commencé à prendre du captagon, pour oublier les problèmes avec mon épouse. D’abord une demi-pilule par jour, puis une entière, puis deux, puis dix. Je ne sentais plus ni la fatigue, ni la faim, j’ai perdu 25 kilos en six mois», raconte-t-il, enfoncé dans un canapé, yeux mi-clos. En décembre, quand le captagon est devenu indisponible en Turquie, il s’est tourné vers la méthamphétamine, une drogue beaucoup plus puissante – et plus chère.

«
J’ai tout perdu à cause du captagon: mon entreprise, mon épouse, ma santé
Mustafa, un Syrien de 30 ans
»

Il a alors perdu le contrôle et s’est ruiné. En janvier, il était contraint de fermer son entreprise. Puis il a commencé à dealer, pour financer sa consommation. Rapidement, il a brassé de grosses sommes, ce qui a éveillé la colère de la mafia locale. «Il y a un mois et demi, ils m’ont kidnappé, enfermé dans un local agricole et tabassé. Par chance, il y a eu une descente de police, la mafia a fui et moi, je me suis caché parmi les poules. Quand la police est repartie, je suis sorti et me suis réfugié chez mon frère. J’étais dans un sale état et heureusement il m’a amené ici. J’ai tout perdu à cause du captagon: mon entreprise, mon épouse, ma santé», se désole-t-il. Pour étayer son récit, il montre ses blessures aux jambes et des photos de sacs de cash.

Ne plus dormir, ne plus souffrir

Beaucoup des bénéficiaires du centre ont commencé à consommer en Turquie voisine. C’est le cas d’Abdu, 25 ans, sorti de la clinique il y a quelques semaines, et qui revient pour un suivi psychologique individuel. Pendant sept ans, il a travaillé dans une entreprise de textile de l’autre côté de la frontière, dans des conditions extrêmes: «Je bossais sept jours par semaine, de nuit. Quand mon boss a vu que je fatiguais, il a commencé à me donner du captagon. Je pouvais travailler trois jours d’affilée sans dormir. Puis, à la fin de la semaine, il déduisait le coût des pilules de ma paie. Résultat, il ne me restait presque plus rien. Nous étions plein de Syriens à être victimes de cet engrenage.» Il a fini par revenir chez sa famille en Syrie et a réussi à arrêter de consommer grâce à son séjour dans le centre.

Ahmed Abu Raed a été blessé à la jambe droite lors de la guerre. Il est devenu accro au tramadol que lui a prescrit son médecin pour supporter la douleur.
Photo: Hasan Belal

La drogue permet de ne pas dormir, mais aussi de ne pas souffrir. Originaire de la Ghouta, cette banlieue martyre en bordure de Damas, Ahmed, barbe épaisse et physique de lutteur, a échappé de peu à la mort lors d’un bombardement de tank, en 2017. Ce jour-là, ce fabricant de meubles, devenu combattant de l’opposition, a perdu trois de ses amis et a été grièvement blessé à la jambe droite. Plongé dans le coma, il s’est réveillé trois mois plus tard. Pour supporter la douleur, son médecin lui a prescrit du tramadol, un antidouleur auquel il est devenu accro.

Aujourd’hui âgé de 31 ans, il semble dans un état second, quelque part entre la béatitude et l’amnésie. Déambulant dans le centre avec sa canne à trois pieds, il ne cesse de redemander le prénom de tout le monde, avec une forme de candeur ébahie et de gentillesse qui évoque le personnage de Dory dans le film d’animation Le monde de Nemo. Son rêve? «Retourner dans la Ghouta et construire une maison pour ma famille», confie-t-il avec sa voix douce, avant d’enchaîner: «C’est quoi votre prénom déjà?»

Réintégration professionnelle

Depuis son ouverture en janvier, le Hope Center a accueilli 1492 patients, dont 93 en stationnaire. Ces derniers, 12 à la fois au maximum, restent trois semaines dans le centre, sans consommer. Ils sont encadrés par une équipe de docteurs, de psychiatres et d’infirmiers et soutenus par une médication légère. Ils suivent des cours de sport, de nutrition, de développement personnel et participent à de nombreuses activités.

«La prochaine étape, c’est d’ouvrir une seconde clinique dans le sud du pays et de développer un suivi pour la réintégration professionnelle, se projette Mohanad Abu Elzeen, le directeur de l’institution. Il souhaite également développer un programme thérapeutique à proposer, en accord avec les autorités de Damas, en alternative aux peines de prison infligées pour détention de drogue. «Notre centre est encore tout jeune, mais il rencontre son public et les besoins sont énormes», explique-t-il.

Il est 21 h, le programme de la journée est terminé, mais soignants et bénéficiaires sont encore dans le patio. L’un d’eux apporte une enceinte et lance de la dabkeh, cette musique typique du Levant au rythme entraînant. Ni une ni deux, tout le monde se lève, se tient les mains en cercle et se met à danser selon la chorégraphie traditionnelle, dans une ambiance de fête. Ce soir-là, les 12 résidents du centre se rapprocheront un peu plus des étoiles qui brillent au-dessus d’Afrin et ce, sans paradis artificiels.

Un article de «L'illustré» n°24

Cet article a été publié initialement dans le n°24 de «L'illustré», paru en kiosque le 12 juin 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°24 de «L'illustré», paru en kiosque le 12 juin 2025.

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