Jean-François Kahn, fondateur de «Marianne»
«Les médias accompagnent et encouragent la polarisation en France»

Le journaliste et écrivain Jean-François Kahn vient de publier le second tome de ses «Mémoires d'outre vie» (Ed. Observatoire). Avant le premier tour des législatives françaises ce dimanche, il partage ses inquiétudes sur un débat politique de plus en plus polarisé.
Publié: 12.06.2022 à 10:11 heures
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Dernière mise à jour: 17.06.2022 à 16:45 heures
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

Un observateur inquiet: voici ce qu’est aujourd’hui le journaliste et écrivain Jean-François Kahn, qui vient de publier le second tome de ses «Mémoires d’outre-vie» (Ed. Observatoire). Inquiet en raison de l’ampleur des fractures politiques françaises. Inquiet «parce que le pays est polarisé à tous les niveaux». Inquiet, parce que «le rejet de l’Europe par une partie importante de la population va devenir de plus en plus difficile à gérer». Inquiet enfin, parce que «les médias accompagnent et encouragent cette polarisation en France».

On savait que le fondateur de «L’Evènement du jeudi» et de «Marianne» s’est toujours situé politiquement au centre, avec la volonté de s’adresser au plus grand nombre et de faire contribuer à ses ex-journaux ceux qui ne pensent pas comme lui. A la veille du premier tour des élections législatives ce dimanche (le second tour aura lieu le 19 juin), la réponse tombe comme un couperet: «En 2022, ce ne serait plus possible». Explications recueillies lors du récent festival «Etonnants Voyageurs» à Saint-Malo.

La France vous inquiète à la veille de ces législatives. On peut l’écrire comme ça?
Jean-François Kahn: Oui, car le pays est aujourd’hui dominé par les idéologies de l’ultra-droite et de la gauche radicale. La social-démocratie est morte en France, et c’est un drame. Pourquoi en est-on arrivé là? Parce que la gauche modérée a été tuée par le quinquennat présidentiel de François Hollande (2012-2017). Elle est morte en raison de l’ineffaçable trahison qui a eu lieu alors, puisque aucune des promesses faites aux électeurs de 2012 n’a été tenue. Je ne suis pas un pessimiste. Je pense qu’il sera possible de reconstruire sur ces ruines. Mais une page est tournée. Je ne sais même pas si l’on pourra, demain, encore parler d’une gauche française.

Vous dites cela alors que Jean-Luc Mélenchon a réussi la prouesse d’unir les forces de gauche derrière lui, au sein de la Nouvelle Union Populaire Ecologique et sociale (NUPES). N’est-ce pas contradictoire?
Ce qui reste de la gauche française de gouvernement s’est vendu à Mélenchon et à son positionnement protestataire pour sauver des sièges de député. Et ce n’est pas du tout une bonne nouvelle. J’alerte depuis plusieurs années sur le risque de voir le pays se diviser entre un fascisme de gauche et un stalinisme de droite. Lesquels finiront peut-être par se rejoindre dans les urnes. Le bloc protestataire, antilibéral et antieuropéen domine. La droite dite «républicaine», qui refusait autrefois de s’allier à l’ex-Front national (devenu le Rassemblement national), est broyée par la poussée de l’extrême-droite. Comment gouverner le pays avec un tel paysage politique? Oui, je suis inquiet

Il reste tout de même Emmanuel Macron et l’électorat modéré, de centre droit et de centre gauche. Macron qui a été réélu avec 58,5% des voix…
Mais qui soutient vraiment Macron en France? Quelquefois, on a l’impression que ce président tout juste réélu n’a que des adversaires et des détracteurs. Prenez les médias: il n’y a, cinq ans après sa première élection en 2017, aucun journal résolument macroniste, alors qu’on l’a beaucoup accusé de contrôler la presse! Macron est pris dans une contradiction infernale. Il a raison de défendre l’idée du «En même temps». Mais une majorité de français n’en veulent pas. Le pluralisme républicain est en train de mourir. La droite est enfermée dans l’héritage autoritaire de Napoléon et Louis XIV. La gauche, elle, veut déconstruire l’histoire au nom de la révolution.

Vous faites l’éloge du «En même temps»?
Récuser le «En même temps» est d’une bêtise incommensurable. Emmanuel Macron a raison. On ne doit pas choisir entre croissance économique et réduction de l’injustice sociale. On ne doit pas choisir entre la démocratie et les contraintes géopolitiques. On ne doit pas choisir entre nos valeurs humanistes et la régulation de l’immigration. Je n’ai jamais été un centriste béat. Les idées que je défends sont rarement au milieu. Je dis juste que le «En même temps» est une nécessité si l’on veut préserver notre mode de vie, nos libertés, les emplois. J’ai toujours tenté, dans les journaux que j’ai créés, de faire du «En même temps», en cassant le clivage entre presse élitiste et populaire. Il faut assumer nos contradictions pour espérer les résoudre. Il n’y a pas d’autres options.

Vous y allez fort, en évoquant un danger fasciste à la veille de ces élections législatives françaises…
Le fascisme est en position de conquérir le pouvoir lorsque l’extrême gauche et l’extrême droite se rejoignent, lorsqu’elles sont prêtes à manifester ensemble. Je ne dis pas que nous en sommes là, mais je pose la question: que vont faire les électeurs de Marine Le Pen au second tour, si des candidats pro-Macron se retrouvent opposés à des candidats mélenchonistes de la NUPES? La France est dangereusement polarisée à tous les niveaux.

Personne n’avait anticipé l’écroulement de la droite à la présidentielle, avec moins de 5% des voix pour sa candidate Valérie Pécresse. Je ne parle même pas du suicide politique du Parti socialiste avec la candidature d’Anne Hidalgo, qui a obtenu moins de 2% des suffrages. Emmanuel Macron doit tenir compte de cette réalité. Le rejet de l’Union européenne telle qu’elle fonctionne, du libéralisme, des élites et de la mondialisation n’a jamais été aussi fort. Jean-Luc Mélenchon, comme Marine Le Pen, veulent sortir le pays de l’OTAN en pleine guerre en Ukraine. Le premier prône même la désobéissance civile. Que le macronisme survive encore dans ces conditions est déjà un miracle!

A lire sans modération: «Mémoires d’outre vie» de Jean François Kahn (Ed. Observatoire). Tome 1: Je me retourne, sidéré. Tome 2: Malgré tout, on l’a fait, on l’a dit.

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