L'ancien ambassadeur Michael McFaul raconte ses rencontres avec le président russe
«Vladimir Poutine a toujours un plan – contrairement à Trump»

Il a négocié avec Poutine. L'ex-ambassadeur américain Michael McFaul parle désormais clairement: comment fonctionne le maître du Kremlin? Et qu'est-ce que cela signifie pour les efforts de paix de Trump?
Publié: 11.05.2025 à 16:56 heures
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L'ancien ambassadeur américain en Russie, Michael McFaul.
Photo: Getty Images
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Robin Bäni

Michael McFaul a directement côtoyé Vladimir Poutine. Il a conseillé George W. Bush, marqué la politique russe de Barack Obama et été ambassadeur des Etats-Unis à Moscou. Aujourd’hui professeur à Stanford et coordinateur d’un groupe de travail sur les sanctions contre la Russie, il reste l’un des plus virulents critiques du Kremlin. S'il en est un qui comprend comment pense Poutine, c'est bien lui. Interview.

Michael McFaul, comment le président russe négocie-t-il?
Poutine a fait assassiner certains de mes amis. Ses soldats tuent des civils en Ukraine, de façon barbare. Ils violent, enlèvent des enfants, pillent des villages. Il a causé d’immenses souffrances dans le monde.

Pourquoi racontez-vous cela?
Parce que je veux que ce soit clair: malgré ce que je pense de lui, je dois admettre que Poutine sait très bien négocier.

A quel point?
Je me souviens de l'été 2009. C'est à cette époque que le président américain Barack Obama a rencontré Vladimir Poutine pour la première fois. Nous étions en Russie et Poutine nous a emmenés dans sa propriété de Moscou. Le petit-déjeuner était digne d’un roman historique: des domestiques en habits du XIXe siècle, une théière chauffée au charbon… Tout était une mise en scène. Puis, à un moment donné, Poutine a renvoyé tous ses serviteurs d'un geste de la main et s'est penché en avant, vers Obama, pour lui dire quelque chose. Il l'a fait avec un effet dramatique, pour lui signifier qu'il voulait qu'il soit le seul à l'entendre.

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Poutine a toujours un plan, contrairement à Donald Trump
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Et qu’a-t-il dit?
C'est top secret. Mais je peux vous dire qu’il voulait montrer qu’ils avaient un ennemi commun: le terrorisme. Et que cela pouvait renforcer les relations bilatérales.

Le président Obama et le dirigeant du Kremlin Poutine lors d'un petit-déjeuner à Moscou le 7 juillet 2009. La troisième personne à droite d'Obama est Michael McFaul.
Photo: imago images

Par cette anecdote, voulez-vous dire que Poutine met tout en scène lors des négociations?
Absolument. Il avait étudié nos profils en détail. Il savait exactement comment nous pensions. La rencontre a suivi une chorégraphie claire. Tout était réfléchi, rien n'était improvisé. Poutine a toujours un plan, contrairement à Donald Trump. L'actuel président américain est connu pour négocier sans réfléchir, parfois sans avoir lu les dossiers de ses conseillers.

Vous décrivez Poutine comme un négociateur rationnel.
Ne vous méprenez pas: Poutine a toujours un plan, mais cela ne signifie pas qu'il pense de manière rationnelle.

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Poutine voulait nous faire comprendre que la Russie n’appartient pas à l’Occident
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Comment pense-t-il?
Poutine est profondément idéologique. Il veut négocier et conclure des accords, mais seulement à ses conditions. Beaucoup en Occident ont trop longtemps sous-estimé son côté idéologique – moi y compris. Pourtant, il a dévoilé très tôt sa vision du monde. Je peux volontiers vous raconter une anecdote à ce sujet.

Je vous en prie.
En 2011, Poutine rencontre Joe Biden, alors vice-président. Au cours de la conversation, Poutine pointe la peau de Joe Biden et s'adresse à lui de manière dramatique: «Vous savez quel est votre problème?» La suite, je vais la paraphraser, mais Poutine a dit en gros: «Vous voyez notre peau, vous vous dites que l'on se ressemble. C'est pourquoi vous croyez que nous pensons comme vous. Ce n'est pas le cas. C'est l'erreur que vous faites par rapport à la Russie.»

Pourquoi Poutine a-t-il dit cela?
Il voulait nous faire comprendre que la Russie n’appartient pas à l’Occident, mais qu'elle est une civilisation propre et séparée. Je conteste cette vision, il existe de nombreux liens historiques et culturels. Mais Poutine voulait marquer son point et a réussi à attirer l'attention de toutes les personnes présentes.

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Même si la guerre se termine, Poutine ne s'arrêtera pas
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Comment décririez-vous la vision du monde de Poutine?
Il se voit comme le défenseur des valeurs russes, chrétiennes et conservatrices. De son point de vue, ces valeurs sont menacées par un Occident libéral et décadent, l'Europe en tête. Mais Poutine ne veut pas seulement défendre «ses» valeurs, il veut aussi les diffuser activement à l'étranger. Ces idées anti-occidentales sont profondément ancrées en lui. Pour lui, ce n'est pas simplement de la propagande, je pense. Il croit dur comme fer à cette vision du monde.

Qu'est-ce que cela augure pour les efforts de paix de Trump en Ukraine?
Rien de bon.

Poutine ne peut tout de même pas faire la guerre éternellement.
Même si la guerre se termine, Poutine ne s'arrêtera pas. Un idéologue est prêt à faire d'énormes sacrifices. Nous ne devons pas oublier que pour lui, il n'y a pas d'Ukrainiens: ce ne sont que des Russes avec un accent. L'effondrement de l'Union soviétique – dont il rend l'Occident responsable – a entraîné une 'séparation contre-nature' entre Ukrainiens et Russes. Poutine veut recoloniser l'Ukraine, ce qu'il appellerait 'la réunification de la nation slave'. Il s'y emploiera jusqu'à la fin de ses jours.

Trump veut pourtant la paix, rapidement. Quelle est sa stratégie?
Poutine manipule Trump. Il a obtenu tout ce qu’il voulait jusqu’ici. Et Trump a tenté d’imposer à l’Ukraine des conditions dictées par Moscou. Mais cela ne fonctionne pas. On ne fait pas des concessions sans contrepartie. Sinon, l’adversaire en demande plus – ce que Poutine fait systématiquement.

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Il est possible que Trump arrête toute aide à l'Ukraine
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Trump a menacé Poutine de sanctions s'il ne cédait pas.
Jusqu'à présent, le président s'est montré ferme sur les réseaux sociaux, mais pas dans la réalité. Menacer ne suffit pas. Trump doit agir. Je coordonne un groupe de travail sur les sanctions contre la Russie. Il y a trente minutes, nous avons publié un nouveau document avec des mesures qui mettraient la Russie sous pression. C'est le seul langage que Poutine comprend.

Pourquoi Trump n'exerce-t-il pas la même pression sur Poutine que sur Zelensky?
Je pense que c'est parce que Trump et Poutine sont plus proches idéologiquement. Trump est conservateur, nationaliste, anti-libéral et contre le multilatéralisme. Le fait que leurs principaux idéologues – Steve Bannon pour Trump et Alexandre Douguine pour Poutine – échangent régulièrement, notamment sur X, montre également à quel point ils sont proches.

Mais l'administration Trump critique plus ouvertement Poutine depuis peu. Le président américain a lui-même a déclaré qu'il doutait du désir de paix de Poutine.
En effet, c'est nouveau. Je reste prudent mais je l'interprète comme un signal positif. Mais je m'inquiète que Trump finisse par abandonner, frustré par des pourparlers de paix qui piétinent. Si Trump se retire en tant que médiateur, alors nous aurons un problème.

Lequel?
Il est possible que Trump arrête toute aide à l'Ukraine, y compris les livraisons d'armes et l'échange d'informations de renseignement. Ce serait un désastre. Cela conduirait à plus de guerres – pas moins.

Pensez-vous vraiment que Poutine attaquerait un autre pays d'Europe?
Je ne sais pas, mais nous avons toujours sous-estimé Poutine jusqu'à présent. Nous ne devons pas oublier à quel point il est idéologique.

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Personne n'a forcé Poutine à envahir l'Ukraine
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Tout le monde ne défend pas ce point de vue. Il existe une théorie selon laquelle les Etats recherchent le pouvoir et les sphères d'influence afin d'assurer leur propre survie. Le plus éminent représentant de cette théorie est le politologue américain John Mearsheimer. Il a argumenté cette semaine dans la «NZZ» que la Russie s'était sentie menacée par l'élargissement de l'OTAN à l'Est et avait donc lancé une «guerre préventive» en Ukraine.
Ce point de vue est en contradiction avec les faits. En tant que collaborateur du gouvernement américain, j'ai assisté aux sommets de l'OTAN. Il n'y a pas eu d'impulsion pour faire entrer l'Ukraine dans l'OTAN. Même Dmitri Medvedev – alors président de la Russie – a déclaré en 2010 lors du sommet de l'OTAN à Lisbonne: «La menace de l'OTAN est terminée.» La Russie a même coopéré avec l'OTAN. Les faits sont désagréables pour des personnes comme John Mearsheimer – mais ce sont des faits.

Pourquoi John Mearsheimer déformerait-il les faits?
Je ne sais pas, mais ses arguments sont absurdes. Personne n'a forcé Poutine à envahir le pays. De plus, John Mearsheimer n'a pas le meilleur palmarès en matière de prédiction de l'avenir.

Que voulez-vous dire?
Après la chute de l’URSS, il prédisait que l’Europe replongerait dans la guerre – que des pays comme la France ou l’Allemagne s’affronteraient. Il a eu tort. Il a oublié de prendre en compte les régimes politiques. Les démocraties coopèrent mieux que les dictatures.

Or, les relations de l'Europe avec les Etats-Unis se sont détériorées.
Je suis déçu que le président Trump ne s'inquiète pas de l'évolution actuelle. Nous sommes engagés dans une lutte tragique entre autocraties et démocraties. Ce n'est pas seulement une question de territoire, mais de valeurs. Ce sera une bataille à long terme. Et nous ne gagnerons que si toutes les forces libérales et démocratiques se serrent les coudes.

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