«J'ai tout perdu»
Au Japon, des détenus sans condamnation brisés par le système judiciaire

Un homme de 36 ans, Yo Amano, est emprisonné au Japon depuis 2018 sans jugement pour des accusations de fraude. Sa détention prolongée illustre les critiques contre la «justice de l'otage» japonaise, accusée de forcer les aveux.
Publié: 06:03 heures
Partager
Écouter
Au Japon, le système judiciaire est accusé de prolonger les détentions des suspects qui n'ont pas été condamnés, afin de passer aux aveux.
Photo: Shutterstock
Post carré.png
AFP Agence France-Presse

Yo Amano se délite lentement, mentalement et physiquement, enfermé depuis six ans dans une cellule japonaise sans climatisation, sans même avoir jamais été condamné pour les accusations de fraude qui pèsent sur lui. A 36 ans, l'homme est à l'isolement près de 24h/24 dans le centre de détention de Tokyo, où il côtoie notamment des condamnés à mort. Il est pris au piège d'un système judiciaire implacable, souvent accusé de bafouer la présomption d'innocence.

«Depuis le jour de mon arrestation, on me traite comme un prisonnier», confie-t-il à l'AFP à travers une vitre. «Je suis persuadé que je ne vais pas bien mentalement, mais je ne peux en être sûr, car je n'ai même pas droit à un véritable diagnostic médical», poursuit-il.

L'aveu comme condition de libération

Selon des militants, la détention préventive est trop facilement prolongée au Japon, surtout lorsque les suspects refusent de parler ou de passer aux aveux. L'aveu devient alors une condition tacite à la libération, d'où le terme «justice de l'otage», utilisé par les opposants pour dénoncer une dérive rare dans les démocraties.

Cette pratique est aujourd'hui contestée en justice par plusieurs plaignants, dont Yo Amano. Son avocat, Takashi Takano, dénonce une «chronologie totalement inversée». «Au Japon, si vous contestez les charges, votre demande de libération sous caution est rejetée et la détention s'éternise. On vous punit et on vous prive de tout, parfois avant même le début du procès», explique-t-il à l'AFP.

Enfermé dans 5m2

Depuis son arrestation en 2018 pour une affaire de fraude, Yo Amano, qui conteste les faits reprochés, est privé de contact. Il affirme avoir «tout perdu»: son emploi, sa compagne, sa santé mentale. En été, la seule bouffée d'air frais dans sa cellule étouffante, d'à peine 5m2, passe par une étroite trappe à nourriture. Il y passe ses journées sans pouvoir s'allonger ni s'adosser au mur. «C'est le traitement réservé à un coupable... Elle est belle la présomption d'innocence», lâche-t-il doucement, amaigri de 30 kilos depuis son arrestation.

Il est soumis à une interdiction stricte de communication: seuls ses avocats sont autorisés à le voir. Sa famille et ses proches n'ont pas pu lui rendre visite, sauf exception. L'AFP a obtenu une autorisation judiciaire exceptionnelle pour pouvoir lui parler. Yo Amano est désormais séparé de sa «fille adorée» de sept ans, qu'il n'a revue qu'une seule fois en 2019, derrière une vitre. «Je ne sais même pas si elle se souvient encore de moi.»

La «justice de l'otage»

Des organisations internationales ont dénoncé à plusieurs reprises une «justice de l'otage», un terme popularisé lors de la détention en 2018-2019 de l'ex-patron de Nissan, Carlos Ghosn. Au Japon, la détention avant la mise en accusation peut durer jusqu'à 23 jours, renouvelables. La libération sous caution devient possible lorsque les charges sont officiellement retenues. Mais si l'accusé nie les faits, comme dans le cas de Yo Amano, elle est souvent refusée.

Selon des données judiciaires de 2021, plus de 90% des détenus ayant confessé ont été libérés sous trois mois. Ceux qui maintiennent leur innocence, eux, doivent souvent attendre un an. «Au Japon, garder le silence ou refuser d'avouer est perçu comme un comportement à haut risque, associé à une tentative de destruction de preuves», explique Kana Sasakura, professeure de droit pénal à l'Université Konan.

De plus, les interrogatoires ont lieu sans la présence d'un avocat. Couplée à une détention éprouvante, cette configuration fait des aveux une pièce centrale du système judiciaire, souligne-t-elle. «C'est un mécanisme pensé pour obtenir des aveux: en menant des interrogatoires à huis clos, tout en isolant le suspect, cela devient plus facile.»

La Justice japonaise défend un système «équitable»

Le ministère japonais de la Justice a pourtant affirmé à l'AFP qu'il «n'y a pas de détention prolongée uniquement en raison du silence ou du refus d'avouer». «Nous n'utilisons pas la détention physique pour extorquer des aveux», complète-t-il, défendant un système «équitable» et «fondé sur les preuves».

Mais Tomoya Asanuma, un autre plaignant, se souvient avoir failli craquer sous la pression. L'an dernier, cet activiste transgenre de 36 ans a passé près de quatre mois en détention pour des accusations d'agression, dont il a finalement été acquitté en janvier. «Les enquêteurs me disaient: «Avoue et on n'aura plus à t'interroger aussi souvent», raconte-t-il, évoquant des séances quotidiennes de plusieurs heures.

Vivre sous surveillance constante, y compris pour se laver ou aller aux toilettes, a été une humiliation supplémentaire pour lui, alors que son corps conservait des caractéristiques biologiques féminines. «J'ai souvent pensé que si je faisais de faux aveux, je pourrais peut-être échapper à tout ça», raconte-t-il.

Taux de condamnation de 99%

C'est ce système qui, selon Me Takano, explique le taux de condamnation de 99% au Japon. «Après tant d'interrogatoires, la plupart des gens finissent par craquer et par avouer», des aveux ensuite intégrés comme preuve au procès, souligne-t-il. L'affaire d'Iwao Hakamada en est un symbole: plus ancien condamné à mort du monde, il a vu sa condamnation annulée l'an dernier après plus de quatre décennies de détention fondées en partie sur des aveux extorqués dans des conditions «inhumaines».

Dans sa cellule spartiate, où trône un simple WC, Yo Amano vit sans repère de temps. La lumière reste allumée la nuit, et il lui est même interdit de se couvrir le visage avec sa couette. «Si je cède maintenant, je choisis la facilité, je trahirais les gens qui continuent à me soutenir, dit-il. Je ne trahirai pas leur confiance.»

Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la