Alors que Volodymyr Zelensky doit rencontrer Donald Trump ce dimanche 28 décembre en Floride, Thierry de Montbrial recommande la patience. Dans son vaste bureau du dernier étage de l’Institut français des relations internationales (IFRI), ce vétéran des analyses géopolitiques, ami du grand oracle américain défunt Henry Kissinger, ne croit pas à la transformation immédiate de notre monde par le président des Etats-Unis. Pourquoi? Parce que des tendances lourdes, comme le commerce mondial, demeurent. Et parce que l’administration américaine n’a pas toutes les clés en main. Y compris sur l'Ukraine. La preuve…
Thierry de Montbrial, beaucoup parlent de Donald Trump comme d’un «bulldozer». D’autres assimilent le président des Etats-Unis à un grand prédateur, un carnivore que les «herbivores» européens ont toutes les raisons de redouter. C’est exagéré?
Trump nous bouscule. Il donne des coups de boutoir qui font mal à l’ordre mondial tel que nous le connaissions depuis des décennies. Mais après? Commenter les évolutions internationales, c’est savoir prendre le temps de l’analyse et examiner les faits, les tendances, pas seulement les effets d’annonce. Or il est exagéré de dire que nous avons changé de monde depuis le 20 janvier 2025, date de l’investiture du président des Etats-Unis. Il est beaucoup trop tôt pour l’affirmer. Il faut du recul, examiner les conséquences, constater les résistances. Oui, Trump nous secoue! Mais le monde résiste relativement bien…
Parlons d'emblée de l’Ukraine et de l’Europe, alors que les pourparlers s'accélèrent pour trouver un règlement au conflit déclenché par l'agression russe du 24 février 2022. Trump et son administration ont clairement montré la voie. Ils veulent à tout prix un «deal» avec la Russie. C’est acceptable?
Donald Trump pense comme un homme d’affaires: c’est-à-dire en termes de rapports de force, de position de force, parfois en surestimant sa position et en sous-estimant les réactions de ses partenaires ou adversaires. Voilà la réalité. Il a clairement sous-estimé la résistance ukrainienne. Mais pour autant, les questions posées par Washington sont les bonnes: jusqu’à quand l’Ukraine peut-elle tenir face à la Russie de Vladimir Poutine? Et combien les Européens sont-ils prêts à payer, sur tous les plans, pour la défendre comme bouclier supposé de leur propre sécurité?
Zelensky face à Trump en Floride, cela va donner quoi?
Tout va dépendre du rapport de force que les Européens se sont employés, avec leur soutien militaire et leur prêt récent de 90 milliards d'euros pour les deux prochaines années, à équilibrer en faveur de l'Ukraine. Qu’on le veuille ou non, les États-Unis et la Russie restent les acteurs majeurs pour déterminer l’issue de ce conflit. L’Europe n’a pas les moyens de jouer un rôle décisif si les Américains se retirent.
Et j’ai bien compris, lors de mon dernier voyage en Chine, ce que les pays du Sud global ressentent, bientôt quatre ans après l’assaut raté de l’armée russe contre Kiev le 24 février 2022: pour eux, ce conflit ukrainien est une vieille affaire entre Slaves. Cette affaire est secondaire à leurs yeux. On ne réussira pas à faire changer les Chinois d’avis. Leur intérêt est de soutenir la Russie en restant prudents, avec des garde-fou comme: «On ne joue pas avec les armes nucléaires.»
Sait-on mieux répondre aux questions de Trump et à sa méthode, à la fin 2025 qu'au début de cette année?
La méthode Trump est résolument brutale, directe et cynique. C’est cela que nous avons beaucoup de mal à accepter, nous Européens. Nous le supportons très mal, aussi, parce que cette administration exprime des vérités qui, vues de Suisse, sont peut-être moins choquantes que vues de Bruxelles. Trump et les siens en veulent à l’Europe. Ils lui reprochent son déclin. Ils estiment que les pays européens ne sont plus des alliés, mais des boulets.
Est-ce étonnant? Non. Les attaques américaines contre l’Union européenne ressemblent beaucoup à certaines critiques que j’entends régulièrement en Suisse, pays non-membre de l’UE! Regardons les choses en face: l’affaiblissement de l’Europe était là avant la pandémie de Covid-19, et avant la guerre d’Ukraine. Or nous continuons objectivement de nous affaiblir. On peut reprocher à Trump ses méthodes et sa détestation de l’Union. Mais on doit ouvrir les yeux sur 2025. Cette année n’a fait qu’approfondir des tendances lourdes. Trump théâtralise tout. Mais tout ce qu’il dénonce n’est pas faux.
Quand même: vous passez outre les droits de douane! La Suisse en sait quelque chose. Elle s’est vue infliger 39% de tarifs douaniers le 1er août, jour de sa fête nationale. Avant que la renégociation n’aboutisse à 15% en novembre...
Vous relevez une chose capitale : avec Trump, tout est plus ou moins négociable. La Suisse l’a appris ces dernières semaines. Tout ce qu’il dit, fait et obtient doit donc être revu et apprécié dans cette perspective. Prenez son programme économique: il est beaucoup trop tôt pour savoir ce que les droits de douane vont rapporter aux États-Unis, et ce qu’ils vont entraîner en termes d’inflation pour les consommateurs américains, du fait que les produits importés seront plus chers.
On voit d’ailleurs que sur ce point, la nervosité est au rendez-vous aux États-Unis. L’autre volet du trumpisme économique est la collecte effrénée de promesses d’investissements. Donald Trump affirme avoir récolté plusieurs milliers de milliards de dollars de promesses. Mais nous sommes encore loin, très loin, de la construction d’usines et de la création massive d’emplois industriels. Alors, attendons. La campagne pour les élections de mi-mandat, prévues en novembre 2026, les «midterms», portera largement sur le bilan économique des deux premières années du second mandat de Trump.
Cette première année de présidence a aussi été celle des accords de paix. Donald Trump le répète sans cesse: il a terminé huit ou neuf guerres. Il veut le Prix Nobel de la paix, qui lui a échappé en 2025. Sérieux?
Certains succès diplomatiques de Trump ne sont pas négligeables. Comment ne pas se féliciter de la libération des otages israéliens détenus par le Hamas depuis l’assaut terroriste du 7 octobre 2023? Les combats de grande ampleur ont cessé dans la bande de Gaza. Le plan de paix américain a été validé par les principaux pays de la région, y compris l’Arabie saoudite. Ce n’est pas rien!
Pour les autres conflits, il faut distinguer et regarder de près. Le dernier accord en date, signé entre la République démocratique du Congo et le Rwanda pour mettre fin à un conflit vieux de trente ans, semble très fragile. Les hostilités viennent de reprendre, à l’autre bout du monde, entre la Thaïlande et le Cambodge, alors que Donald Trump a présidé à la signature d’un cessez-le-feu entre les deux pays, le 26 octobre 2025. Et puis, bien sûr, il y a l’Ukraine. Ce conflit que Trump promettait de régler en 24 heures...
La paix selon Trump, vous y croyez? Quelles sont les garanties de succès?
Personne, aujourd’hui, ne peut être sûr de la portée des accords signés par Trump, qui ne sont pas de véritables accords de paix. J’ajoute que, sur Gaza par exemple, la position des États-Unis n’a rien d’extraordinaire. Ceux qui s’intéressent de près au dossier n’ont rien vu de fondamentalement nouveau. L’approche, très économique, est similaire à celle des Accords d’Abraham signés en 2020 entre Israël et les Émirats arabes unis d’un côté, et le Bahreïn de l’autre. Ces accords tiendront-ils au-delà de sa présidence, lorsqu’il ne sera plus là pour exercer les pressions qu’il impose sans retenue sur ses adversaires comme sur ses partenaires?
Donald Trump, au fond, est le révélateur de nos faiblesses?
Oui, car il va vite et il mise sur la force, sans se soucier du reste, ce que les Européens ne savent et ne peuvent pas faire. Mais attention, il y a en revanche un élément que Donald Trump néglige, à mon sens à tort: l’interdépendance planétaire reste très élevée. Les échanges internationaux ne se sont pas effondrés. Les investissements lourds ne se décident pas sur un coin de table. Sa principale faiblesse réside dans ses analyses trop caricaturales et rudimentaires des rapports de force au XXIᵉ siècle. Les Chinois sont beaucoup plus sophistiqués. Nous, Européens, devons à tout prix éviter de paniquer.
C’est, en somme, l’ère du «chacun pour soi» alors que Trump rêve d’un «tous les Occidentaux autour des États-Unis»?
Regardons notre monde tel qu’il est. En Suisse, vous êtes neutres et réalistes. Alors, prenons des lunettes helvétiques pour juger 2025! Trump entend mettre de côté les instances de coordination multilatérales développées progressivement depuis la création des Nations unies. En abandonnant brutalement les structures de gouvernance collective – sans les remplacer par autre chose – on risque d’aller dans le mur.
Cela crée une situation instable: les effets négatifs de la désorganisation ne sont peut-être pas irréversibles, mais l’incertitude augmente. Résultat: nous assistons à une multiplication de deals bilatéraux – certains solides, d’autres fragiles –, à des hausses tarifaires qui ont des effets immédiats (hausse des prix intérieurs, tension inflationniste), à des incertitudes sur l’expansion économique. Le bilan reste flou. Les Européens n’ont, en fait, pas tranché clairement sur l’attitude à adopter. Vassaux ou rivaux des États-Unis?
À votre avis, la balance va peser dans quel sens en 2026?
Nous sommes à la première année d’un mandat décisif. Beaucoup d’acteurs internationaux, alliés comme adversaires, adaptent leur stratégie: flatter pour obtenir des faveurs, chercher des contournements, développer des circuits alternatifs. Ce sont des coalitions d’apparence, mais chacun cherche à préserver ses intérêts propres. Derrière cette agitation, je vois en revanche la montée d’une idéologie structurée, celle du national-populisme soutenu tous azimuts par l’administration Trump.
Attardons-nous sur le cas de l’Union européenne. Il est existentiel pour les Suisses qui se prononceront bientôt, par référendum, sur les nouveaux accords bilatéraux avec l’UE...
Depuis la chute de l’URSS, les pays membres de l’Union européenne ont choisi l’élargissement effréné de l’Union sous la pression américaine, espérant incarner un «club des démocraties». Conséquence: l’UE est aujourd’hui extrêmement hétérogène, dans un contexte mondial fragilisé. Quand on parle de «l’intérêt européen» à propos de l’Ukraine, il faut se demander: de quoi parle-t-on exactement?
Car, en réalité, l’Europe ne semble pas suffisamment unie. Elle est trop diverse, trop divisée pour définir un «intérêt vital» commun. Plus grave: dans un contexte de concurrence mondiale, chacun essaie de préserver ses avantages comparatifs. Mais qui prendra la responsabilité de restructurer de façon cohérente l’ «industrie européenne» ou de penser sérieusement la défense «collective»? Peut-être une alliance nouvelle. La guerre d’Ukraine, même si elle s’achève, laissera des séquelles lourdes. La paix ne sera pas simplement l’arrêt des combats: ce sera au moins pour temps un état instable, entre non-guerre et non-paix.
Des désaccords lourds subsisteront. Des tensions aussi. Les Allemands se demandent aujourd’hui: «Qui est le leader naturel de l’Europe?» Beaucoup pensent que ce sera l’Allemagne. Très vraisemblablement, ils seront capables de reconstruire leur industrie. Historiquement, Russie et Allemagne ont une proximité qui se manifestera de nouveau. Les Européens préserveront-ils une coordination forte face aux défis mondiaux? Ce n’est pas certain.
En résumé, quel sera notre grand défi pour 2026?
2026 sera une année de clarification. Après les doutes et les interrogations de 2025, les Européens devront formuler clairement des choix, notamment en matière de défense, d’alliances, de souveraineté industrielle. Quelle Europe voulons-nous vraiment, les uns et les autres? Il est temps de privilégier le réalisme sur l’idéologie. Une question plus large est celle de la gouvernance mondiale. Aujourd’hui, le système est largement fragmenté. Il existe de multiples formats de rencontres, de coalitions temporaires, de forums informels. Mais cette multiplication n’a pas encore dessiné une gouvernance globale cohérente. L’avenir pourrait passer par une redéfinition des règles du jeu international – ou par un désordre durable.
Une leçon principale, tout de même?
Oui, et elle concerne l'Europe. Nous allons démarrer cette nouvelle année sur le constat suivant: la Russie de Vladimir Poutine a tout de même perdu beaucoup de plumes en 2025, après bientôt quatre ans de guerre en Ukraine, mais elle a la capacité de durer et de tenir. Les Ukrainiens, eux, sont épuisés. Ils n’ont pas de perspective de soutien suffisamment massif pour compenser un retrait américain. Même le soutien de Biden était assez hypocrite. Combien de temps peuvent-ils tenir? Quatre ans de guerre, c’est énorme. Nous devons, comme les Ukrainiens, accepter une dure réalité: ce n’est pas l’Europe qui fera la différence en 2026. Le bulldozer Trump est loin d'être arrété.
A lire: «Rapport Ramses 2026, un nouvel échiquier», avec une préface de Thierry de Montbrial.