Frithjof Benjamin Schenk est professeur en histoire à l’Université de Bâle, spécialisé en Europe de l’Est. Il a écouté l’intégralité du discours de Vladimir Poutine en russe. Et il a encore du mal à croire ce qui se passe en Ukraine. Il analyse la situation pour Blick.
Poutine a tenu un long discours à la télévision russe, dans lequel il a fait part de sa lecture de l’histoire ukrainienne, sur laquelle la Russie aurait une prétention légitime. Qu’en avez-vous pensé?
Frithjof Benjamin Schenk: Pour Poutine, l’Ukraine actuelle n’est ni plus ni moins qu’une création de la Russie. Il avait déjà défendu cette thèse auparavant. Il déforme l’histoire de manière absurde. Ce qui m’a choqué en écoutant Poutine, ce n’est pas seulement certains détails ou ses exigences vis-à-vis de l’Occident ou du Donbass. Il a tout bonnement nié à l’Ukraine le droit d’exister, ce qui me laisse sans voix. La manière dont il a formulé tout cela ne peut être interprétée que comme une déclaration de guerre ouverte.
Pouvez-vous expliquer plus précisément le contexte historique?
Vladimir Poutine fait remarquer que Lénine a fondé l’Union soviétique en tant que fédération de républiques d’union nationale, et que l’une d’entre elles était l’Ukraine, ce qui est correct. Poutine considère que Lénine a commis une erreur importante en ayant restructuré l’Empire russe selon des principes nationaux. Selon lui, cela a semé les germes du nationalisme qui a conduit à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.
Où se trouve précisément la déformation?
Poutine va jusqu’à affirmer que l’État ukrainien a été créé par Lénine! Ce n’est pas Lénine qui est à son origine, mais un mouvement national légitime comme il en existait dans de nombreux pays européens au XIXe siècle. Au départ, ce mouvement visait l’autonomie de l’Ukraine au sein de l’Empire russe. Pendant la Première Guerre mondiale, les grands empires se sont effondrés en Europe de l’Est et leurs frontières sont devenues obsolètes. De nouveaux États ont alors vu le jour. Poutine ignore complètement cette évolution historique.
Poutine croit-il donc lui-même à ce qu’il dit?
J’ai longtemps été sceptique, mais ce discours m’a convaincu que Poutine vit dans sa propre réalité. Il lit l’avenir de son pays via une image déformée du passé. Il lui manque manifestement une autre vision. Et se sent investi d’une mission historique. Les sanctions de l’Occident ne l’effraient pas. Les négociations ne l’intéressent pas. C’est effrayant.
Pourquoi cela?
Les politiciens occidentaux croient encore qu’ils peuvent obtenir quelque chose par le dialogue. De mon point de vue, il n’y a plus de base possible pour des discussions. Poutine s’est délibérément détourné du droit international, le fondement de la paix européenne.
Vous semblez très inquiet.
Je m’occupe de la Russie depuis près de 30 ans et je me sens étroitement lié à ce pays. Les dernières nouvelles m’empêchent de dormir. Ce qui se passe en ce moment aura des répercussions historiques mondiales.
Frithjof Benjamin Schenk est né en 1970 à Stuttgart. Il a étudié entre 1991 et 1998 à Marbourg, Saint-Pétersbourg et Berlin. Il a ensuite effectué des séjours de recherche à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Depuis 2011, il est professeur d'histoire de l'Europe de l'Est à l'Université de Bâle.
Frithjof Benjamin Schenk est né en 1970 à Stuttgart. Il a étudié entre 1991 et 1998 à Marbourg, Saint-Pétersbourg et Berlin. Il a ensuite effectué des séjours de recherche à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Depuis 2011, il est professeur d'histoire de l'Europe de l'Est à l'Université de Bâle.
N’est-ce pas un peu exagéré?
Non, il s’agit de bien plus que de l’Ukraine. La paix en Europe repose sur le fait que nous avions convenu par traité d’accepter et de protéger les frontières des autres États. Je pense à la Charte de l’ONU de 1945, à l’Acte final d’Helsinki de 1975 ou au Mémorandum de Budapest de 1994. Poutine a rompu tous ces traités.
Il l’a déjà fait en 2014 lors de l’annexion de la Crimée.
Oui, certaines choses se répètent. Mais là, il va plus loin. Il remet fondamentalement en question l’Ukraine en tant qu’État souverain et envoie des troupes sur son territoire. Poutine rêve d’une rencontre des grandes puissances qui délimiteraient leurs sphères d’intérêt en Europe et se partageraient le continent. Sa perception de la géopolitique date du XIXe siècle.
Voyez-vous une solution prochaine émerger?
Malheureusement, je ne vois aucun signe d’évolution positive, seulement différents scénarios du pire. L’Occident doit reconnaître que la coexistence des pays en Europe est fondamentalement remise en question. Je suis vraiment perplexe quant à ce qui nous attend dans les semaines à venir.
(Adaptation par Alexandre Cudré)