Ils rêvent de voir, un jour, Vladimir Poutine devant les juges pour répondre des crimes que l’armée russe est accusée d’avoir commis en Ukraine. Ils? D’abord le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, évidemment. Et tous ceux qui, dans son pays attaqué le 24 février, veulent se défaire pour de bon de la tutelle de Moscou.
Mais, sur le terrain, du côté de la Cour pénale internationale (CPI) basée à La Haye (PB) ou dans les villes ukrainiennes reconquises ces jours-ci par les forces gouvernementales, beaucoup d’autres s’activent pour accréditer l’hypothèse d’un possible «Nuremberg» ukrainien.
Du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, dans le palais de justice de Nuremberg en Allemagne, 31 accusés (dont plusieurs personnes morales, comme la Gestapo ou le Haut commandement de la Wehrmacht) furent jugés pour «crimes contre la paix», «crimes de guerre» et «crimes contre l’humanité» commis durant la Seconde guerre mondiale. Douze ex-hauts responsables nazis furent condamnés à mort, puis exécutés.
Une hypothèse pas complètement théorique
L’hypothèse d’un tribunal international spécial – d’où la référence à Nuremberg – qui jugerait Vladimir Poutine et les principaux commanditaires de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine le 24 février 2022 n’est pas complètement théorique. Elle est sans doute, au regard de la situation, du poids de la Russie et du droit international, plus proche de l'hypothèse que de la réalité.
Mais la référence au procès de 1945-1946 tient debout. La Russie est un État, et l’Ukraine aussi. L’armée russe relève, in fine, de l’autorité du président de la Fédération, Vladimir Poutine. La volonté de ce dernier d’exterminer ses ennemis ukrainiens a été répétée dans plusieurs discours. Le président américain, Joe Biden, évidemment à des fins politiques, a pour sa part parlé en mars de «génocide» à propos de ce conflit, ouvrant la voie à un possible futur procès.
Charniers et fosses communes à Boutcha et Izioum
S’ajoutent à ce contexte les annonces ukrainiennes, relayées par les médias internationaux, sur la découverte de charniers et de fosses communes à Boutcha, puis maintenant à Izioum. A Boutcha, près de Kiev, la Cour pénale internationale de La Haye a d’ailleurs ouvert une enquête et envoyé sur place 42 investigateurs. L’objectif actuel est de démontrer que les victimes identifiées ont bien été tuées par l’armée du Kremlin.
Constituer le dossier d’accusation
Reste la question centrale: comment passer de l’accusation et du procès médiatique à un tribunal en bonne et due forme, avec dans le box des accusés, parmi lesquels Vladimir Poutine pourrait trouver place à l’issue du conflit? Cette réponse, les juristes sont en train de la constituer pièce par pièce, argument par argument. Voilà ce que l’on peut en dire aujourd’hui:
- Une comparution de Vladimir Poutine devant des juges internationaux ne pourra avoir lieu que si la Russie est défaite sur le champ de bataille, que son gouvernement accepte un cessez-le-feu, et qu’il collabore avec l’institution judiciaire concernée. Or ces trois conditions apparaissent aujourd’hui irréalistes. Il existe néanmoins un précédent étatique: celui de la Serbie, où le Premier ministre Zoran Djindjic avait fait arrêter le 29 juin 2001 à Belgrade son prédécesseur, Slobodan Milosevic, pour le remettre au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, dont la procureure était alors la Suissesse Carla Del Ponte. On connaît la suite: Djindjic fut assassiné deux ans plus tard et Milosevic est mort en prison en 2006, avant la tenue de son procès.
- La Cour pénale internationale (CPI) n’a inculpé qu’un seul chef d’État ou de gouvernement en fonction en vingt ans d’existence: le président du Kosovo Hashim Thaci, qui a ensuite démissionné le 5 novembre 2020 avant de se constituer prisonnier. Mais dans le cas de la Russie, l’affaire paraît impossible. Les Etats-Unis, qui ne sont pas signataires des statuts de la CPI et qui en contestent les compétences pour enquêter sur leurs propres soldats, ne prendront sans doute jamais le risque d’appuyer un tel processus. D’autant que la Russie, qui soutenait initialement la CPI, a retiré sa signature en 2016, rejoignant ainsi la position de Washington. On notera que Bachar Al Assad, le président syrien, n’a pas été inculpé par la CPI pour «crimes de guerre» malgré les atrocités commises par ses troupes, soutenues… par la Russie.
Les indispensables preuves
- Un «Nuremberg» pour l’Ukraine devrait enfin, il faut le redire, s’appuyer sur des accusations étayées par des preuves. Il faut notamment que l’accusation apporte deux types d'éléments. 1) Il lui faut prouver, ou du moins démontrer, que des unités régulières de l’armée russe, dûment identifiées, se sont rendues responsables de crimes tels que l’utilisation indiscriminée de la violence dans les zones urbaines, de crimes contre les populations civiles, de tortures ou de déportation de populations. 2) Il lui faut prouver que Vladimir Poutine avait connaissance de ces violences, voire qu’il les a ordonnées.
Le crime d’agression aujourd’hui invoqué
- Une ultime hypothèse existe toutefois pour traduire Vladimir Poutine en justice: le crime d’agression. C’est ce que défend l’avocat britannique des droits de l’homme Philippe Sands, appuyé par l’ancien Premier ministre Gordon Brown. Tous deux défendent le concept de «crime d’agression», invoqué durant l’été 1945 par un juriste soviétique, Aron Trainine. Sont désignés sous ce vocable les «crimes contre la paix», entrés dans le droit international. «Le tribunal spécial pour la répression du crime d’agression à l’encontre de l’Ukraine peut être mis en place rapidement», affirmaient-ils dans une récente tribune du «Monde»
Et si tous ses critères étaient remplis, et que la justice internationale, sous une forme ou une autre, inculpait le président russe? Rien ne serait réglé. Il lui faudrait en effet appréhender le maître du Kremlin en Russie. Un scénario qui, à lui seul, confirme qu’un éventuel «Nuremberg ukrainien» relève, pour l’heure, du fantasme judiciaire.