La scène se passe le 18 juillet dernier à Washington. Bill Browder, 59 ans, se tient devant la commission Helsinki du Congrès américain. Sa demande: inscrire trois représentants de la justice suisse sur la liste des sanctions américaines. Parmi eux, l'ancien procureur fédéral Michael Lauber.
Ce jour-là, la commission — composée d’élus de la Chambre des représentants et du Sénat — avait donné son accord. Elle recommande désormais avec insistance au gouvernement américain de suivre la demande de Browder. La pression mise par les États-Unis sur la Suisse, accusée d’héberger des centaines de milliards de francs d’avoirs russes qui serviraient en partie à financer la guerre contre l’Ukraine, gagne en intensité.
Qui est Bill Browder? Pourquoi veut-il placer trois Suisses sur une liste truffée de représentants de régimes criminels issus d'autocraties comme la Russie, le Venezuela et l'Iran?
Le plus grand capitaliste de Russie
Cet économiste de formation est né en 1964 à Chicago (États-Unis). Son grand-père, Earl Browder, a dirigé le parti communiste américain dans les années 1930 et s'est présenté deux fois à la présidence des États-Unis. Lorsque le mur de Berlin est tombé en 1989, son petit-fils Bill s'est installé à Moscou. «Mon grand-père était le plus grand communiste des États-Unis», explique Bill Browder dans un entretien donné à Blick. «Alors que moi, je voulais devenir le plus grand capitaliste de Russie.»
Avec sa société financière Hermitage Capital Management, Bill Browder est devenu au moins le plus grand investisseur étranger au-delà de l'Oural. Il a acquis des parts dans des entreprises gérées de manière corrompue et a dénoncé publiquement les manquements. Les corrections qui ont suivi ont fait augmenter la valeur des entreprises.
Lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, il a soutenu Bill Browder. «Nous avions le même intérêt», poursuit-il. «Nous avons mis la bride sur le cou des oligarques.» Mais ensuite, Poutine s'est emparé des biens des oligarques. «Depuis lors, mes activités faisaient obstacle à ses intérêts.»
En 2005, Poutine décrète une interdiction d'entrée sur le territoire russe pour Bill Browder. Deux ans plus tard, la police prend d'assaut ses bureaux moscovites. L'entreprise de de l'homme est liquidée. Peu de temps après, une bande de criminels et de fonctionnaires corrompus réclame à l'État russe des remboursements d'impôts au nom de la société — dissoute — Hermitage Capital Management et s'arroge ainsi 230 millions de dollars.
Lutte contre la corruption
L'ancien collaborateur de Bill Browder, Sergei Magnitski, révèle le scandale. Peu après, Sergei Magnitski est arrêté et meurt en 2009 dans une prison moscovite. Les circonstances ne sont pas encore élucidées. «Sergei Magnitski a été torturé pendant 358 jours et finalement assassiné, affirme Bill Browder. Sa mort a brisé mon cœur et changé ma vie.»
En effet, après la mort de Sergei Magnitski, Bill Browder cesse ses activités commerciales et utilise sa fortune pour demander des comptes aux responsables du scandale de corruption. Il suit la trace de l'argent qui s'écoule sur des comptes bancaires dans le monde entier. 18 millions de dollars atterrissent sur des comptes d'UBS et de Credit Suisse en Suisse, où Bill Browder dépose en 2011 une plainte pénale pour blanchiment d'argent.
Graves accusations contre la Suisse
Le Ministère public de la Confédération ouvre une procédure et accorde à Bill Browder le statut de partie civile. Mais le procureur général de la Confédération de l'époque, Michael Lauber, le procureur Patrick Lamon et le collaborateur de la police fédérale (Fedpol) Vinzenz Schnell se laissent piéger par les autorités judiciaires russes. Ils font des excursions sur le lac Baïkal et partent à la chasse à l'ours en Sibérie. L'homme de Fedpol est condamné pour acceptation d'un avantage.
Après dix ans d'enquête infructueuse, le Ministère public de la Confédération clôt la procédure en 2021. Sur les 18 millions de dollars déposés sur les comptes bancaires suisses, 14 doivent être reversés à la Russie. Dans la foulée, le Ministère public de la Confédération dénie cette fois-ci à Bill Browder le statut de partie civile. Il ne peut donc plus contester le classement de la procédure.
C'est la raison pour laquelle Bill Browder demande maintenant aux États-Unis de sanctionner les trois représentants de la justice suisse pour corruption. «La Suisse ne parvient pas à traiter ces cas de manière adéquate», affirme-t-il. «Elle n'est pas capable de rendre la justice dans le cas de Sergei Magnitski.»
Browder a révolutionné le système de sanctions
Le fait qu'un gouvernement étranger doive s'en occuper à la place ne va pas de soi. Bill Browder lui-même en a jeté les bases lorsqu'il a fait voter la loi Magnitski par le Congrès américain en 2012. Elle permet au gouvernement américain de sanctionner financièrement les étrangers impliqués dans l'affaire Magnitski et de leur interdire l'entrée sur le territoire. En 2016, la loi a été étendue aux violations générales des droits de l'homme et à la corruption.
Depuis, Bill Browder a fait passer des lois Magnitski dans 35 États. Il est ainsi devenu «l'ennemi public numéro 1 de Poutine», assure l'activiste. Mais surtout, il a ainsi marqué de son empreinte le système moderne de sanctions internationales.
Les sanctions économiques et militaires contre les États existent depuis l'Antiquité, mais ce n'est qu'en 1993 que les individus sont visés pour la première fois, lorsque le Conseil de sécurité de l'ONU veut bloquer les avoirs privés des officiers du régime militaire en Haïti. Sans succès toutefois.
Les mesures financières prises par la communauté internationale contre des terroristes présumés après les attentats d'Al-Qaïda de 2001 s'avèrent également peu efficaces. Il en va cependant autrement des sanctions individuelles ciblées dans l'affaire Magnitski: la seule loi américaine Magnitski entraîne la sanction de plus de 600 personnes. Lorsque la Russie finit par envahir l'Ukraine au printemps 2022, la décision de sanctions individuelles contre des représentants du régime russe va presque de soi.
Recours déposé auprès du Tribunal fédéral
En Suisse aussi, Bill Browder s'est battu pour l'introduction de la loi Magnitski. En vain. Aujourd'hui, des représentants du système juridique helvétique risquent d'être sanctionnés sur la base de la loi Magnitski américaine. Parce qu'ils sont accusés de corruption, mais pas parce que la Suisse appliquerait trop mollement les sanctions en raison de la guerre en Ukraine.
Cette distinction est importante pour Bill Browder. Et d'ajouter: «Le classement de l'affaire Magnitski par le Ministère public de la Confédération est une insulte pour les autres pays au milieu d'une guerre dans laquelle le transfert de tels fonds à la Russie est la pire chose qu'un pays puisse faire.»
C'est ce que Bill Browder veut encore et toujours éviter. Il a déposé un recours auprès du Tribunal fédéral contre le retrait de son statut de partie civile dans l'affaire Magnitski. Le jugement de Lausanne est attendu avec impatience, y compris aux États-Unis, où le gouvernement décidera bientôt s'il ajoute trois Confédérés à sa liste de sanctions.