Pour calomnie et diffamation
Benoît Gaillard devra comparaître au tribunal

Avant de viser le Conseil national, Benoît Gaillard va passer par la case tribunal. L'élu PS à Lausanne doit répondre d'atteinte à l'honneur d'un entrepreneur qualifié de «voyou», il y a quatre ans. Pour son parti, une condamnation constituerait un dangereux précédent.
Publié: 02.02.2023 à 15:59 heures
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Dernière mise à jour: 02.02.2023 à 18:25 heures
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L'élu socialiste semble avoir enfreint la loi sur une partie du dossier en atteignant à l'honneur d'un entrepreneur, selon le Ministère public.
Photo: ARC / Jean-Bernard Sieber
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Une phrase prononcée dans la presse en qualité de conseiller communal peut vous mener au tribunal: c’est l’amère expérience que s’apprête à vivre Benoît Gaillard, élu socialiste et candidat au Conseil national cet automne, le 22 février prochain. Il s'agit des suites d’un dossier que Blick avait déjà évoqué en septembre 2021.

Selon nos informations, le Ministère public vaudois a renvoyé le politicien devant le Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne — donc la première instance pénale — à la suite d’un article paru en 2019. «La Ville a trop souvent accordé foi aux engagements d'un propriétaire voyou», avait invectivé le socialiste, qui s’exprimait au sujet de son interpellation sur des travaux qui s’éternisaient dans un bâtiment emblématique du centre-ville de Lausanne.

Sitôt la parution de l’article, l’entreprise avait réagi avec tout un arsenal de plaintes: contre une employée de la Ville de Lausanne pour violation du secret de fonction, ainsi que contre la journaliste et Benoît Gaillard pour diffamation, subsidiairement calomnie, selon l’acte d’accusation que Blick a pu consulter.

«No comment» du socialiste

Contacté par Blick, Benoît Gaillard refuse de s’exprimer avant l’audience. Son avocat, Me Alexandre Curchod, réfute toute infraction. «Les propos ont été tenus dans un contexte politique, où l’intérêt public est central. La liberté d’expression est donc largement entendue dans ce cadre. Mon client est un parlementaire remarquable et combatif, qui a dénoncé de manière légitime une situation devenue intenable.»

Ce qui est intéressant, c’est que la justice a déjà donné raison aux trois prévenus sur le fond. Tandis que l’employée de la Ville de Lausanne n’a pas entravé son secret de fonction, Benoît Gaillard avait raison d’affirmer que des travaux non conformes au permis avaient été réalisés sur les bâtiments en question. Et la journaliste de relayer ces propos. Toute cette partie du dossier est classée, le délai de recours étant dépassé.

C’est donc uniquement le qualificatif de «voyou» qui vaut au socialiste de passer devant le tribunal, le 22 février prochain. L’acte d’accusation ne justifie pas cette décision: le Ministère public se contente d’estimer que «des infractions semblent réalisées» par Benoît Gaillard et la journaliste de «24 heures», à savoir la diffamation (art. 173 CP) et la calomnie (art. 174 CP).

Fait cocasse, le soir même de la parution de l'article, la municipale Natacha Litzistorf avait utilisé le même terme lors des débats. «Je ne sais pas si c’est un mauvais hasard de calendrier, mais, ce soir, on a deux idiotypes d’attitude voyou», avait déclaré l’élue écologiste, selon le Bulletin du Conseil communal.

Le parquet ne sera pas représenté au tribunal — il s’est contenté de proposer des peines de 15 jours-amende avec sursis pendant deux ans ainsi que des amendes de respectivement 240 et 450 francs contre la journaliste et le politicien socialiste. Contacté par Blick, l'avocat de la partie plaignante n'a pas donné suite à nos appels.

Réactions outrées au PS

Le Tribunal d’arrondissement de Lausanne va devoir se prononcer deux fois sur des propos tenus dans le cadre de la politique. En janvier, «24 heures» révélait la condamnation de l’élu vert Valéry Beaud et de cinq cosignataires, coupables de diffamation contre l’administrateur Patrick de Preux. Mais il y a une grosse différence entre les deux affaires: tandis que l’écologiste a reconnu «une erreur factuelle», Benoît Gaillard a été blanchi sur le fond, tout comme la journaliste.

En attendant que le tribunal décide si «voyou» atteint à l’honneur, les réactions pleuvent déjà dans le camp socialiste. Pour Romain Pilloud, président du PS vaudois, la problématique dépasse le cadre partisan. «Il est devenu difficile de trouver des gens qui s’engagent en politique, surtout au niveau communal. C’est un engagement pour ainsi dire bénévole, rappelle le Montreusien, en poste depuis bientôt un an. Ce n’est pas la première fois que j’entends que des élus sont menacés d’une plainte pénale dans le cadre de leurs fonctions de conseillers communaux. Une condamnation serait un dangereux précédent.»

Selon l’acte d’accusation, Benoît Gaillard a dû débourser presque une somme à cinq chiffres en frais d’avocat. Le Bureau du Conseil communal, sollicité par le socialiste, avait décidé d’assumer les frais de sa défense. Reste une question de fond: Benoît Gaillard était-il obligé d’utiliser un tel terme («voyou») dans la presse? «Nous avons un rôle qui est de dénoncer des dysfonctionnements, qui ont d’ailleurs été attestés dans ce dossier, répond Romain Pilloud. Risquer une plainte pour chaque prise de parole à la tribune amène une incertitude supplémentaire — c’est une judiciarisation de la vie politique que nous devons combattre.»

Vers une immunité parlementaire?

Pour le président cantonal du PS, ce dossier est suffisamment important pour changer les règles du jeu. Le hic: il faudrait une modification du code pénal pour obtenir une protection similaire à celle en vigueur tant au niveau fédéral (où les parlementaires jouissent d’une immunité) qu’au niveau cantonal (idem, bien que partielle). «Une proposition avait été faite il y a quelques années, mais elle a été balayée par la majorité de droite du Conseil national», explique Romain Pilloud.

«Ce n’est pas propre au parti socialiste: nous sommes en train de réfléchir à des solutions avec un certain nombre d’autres formations, poursuit le jeune président de 27 ans. Nous pourrions même interpeller le gouvernement cantonal. On peut imaginer une aide pour les personnes attaquées par une plainte pénale.»

Cette affaire intéresse jusqu’aux élus fédéraux. Pour Christian Dandrès, conseiller national socialiste, la problématique dépasse largement la seule définition du mot «voyou». «Le contexte de cette plainte est très loin d’être anodin: il s’agit d’une volonté de certains propriétaires de faire taire des élus actifs dans la défense des locataires», estime le Genevois.

Des «procès-bâillons»

Membre du comité de l’ASLOCA — présidé par Carlo Sommaruga, autre élu genevois à Berne —, Christian Dandrès va jusqu’à dénoncer des «procès-bâillons»: souvent, les entrepreneurs qui déposent ces plaintes savent pertinemment qu’ils n’ont aucune chance de gagner. «Mais ils le font parce que la prochaine fois, le risque de procédure judiciaire fera réfléchir deux fois. Par exemple, même s’il gagne, Benoît Gaillard pourrait être tenté d’être moins offensif à l’avenir, pour ne pas revivre cette mauvaise expérience de se retrouver au tribunal.»

Pourtant, il y a un intérêt public majeur à dénoncer ce genre de situations, selon Christian Dandrès. «Cette phrase a été prononcée dans un espace public de débat. C’est choquant de se retrouver au tribunal pour cela. Benoît Gaillard ne s’en prenait pas à la personne, mais à la pratique de certains entrepreneurs, et c’est pour ça que le promoteur en question y est allé si fort.»

Ce dossier fait d’ailleurs écho à certaines mésaventures vécues par Christian Dandrès sous l’égide de l’ASLOCA. «Dans certaines affaires, les propriétaires se sont mis à demander des dommages et intérêts, allant parfois jusqu’à des centaines de milliers de francs. Imaginez l’épée de Damoclès qui plane sur vous: si vous perdez une procédure, vous êtes mort.»

Benoît Gaillard et la journaliste de «24 heures» — elle a, depuis, changé d'employeur — risquent des peines nettement moins lourdes le 22 février prochain, mais l’audience devrait être très suivie, et pas seulement au Parti socialiste. Le jugement sera en principe rendu deux jours plus tard.

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