Peut-on représenter un mouvement politique qui se veut «populaire», tout en passant ses jours ouvrables dans un château du XVe siècle, niché au bord du Rhône, dans le quartier de l'Aïre à Vernier? Spoiler: ce sera à vous d'en juger.
Dans tous les cas, c'est une des premières questions que je me pose, en arrivant sur le campus de l'université privée SWISS UMEF, axée sur la gestion, pour rencontrer Djawed Sangdel (officiellement, le bâtiment est qualifié d'«ancien prieuré»).
L'homme de 42 ans — à la tête de cette institution d’enseignement supérieur — a récemment été élu au Grand Conseil de Genève, sous la bannière du mouvement de Pierre Maudet. Avec 7’226 suffrages au total, il est ainsi le cinquième des dix nouveaux députés de Libertés et Justice sociale (LJS).
«Ni de gauche, ni de droite»
Qui sont ces futurs parlementaires, qui disent tous être «ni de gauche, ni de droite»? Et que veut dire ce «ninisme», dans un mouvement qui compte tout de même plus de chefs d'entreprise quinquagénaires qu'autre chose (parmi ceux qui ont passé la rampe des élections, du moins)? Je suis allée chercher des réponses auprès de Djawed Sangdel, échantillon de cette nouvelle formation politique encore entourée de mystère.
On me fait patienter dans une salle de réunion. Longue table en bois foncé, gros sièges en cuir noir. Tapisseries médiévales sur les murs. Une vraie tablée de chefs d'État. En attendant mon nouvel élu, je me demande quel personnage important a bien pu être assis à ma place. J'apprendrai, plus tard, que quelques Premiers ministres et présidents sont de fait passés par là.
Djawed Sangdel m'accueille avec un sourire doux aussi bien que réservé. Il m'exposera surtout ses projets, et son envie de renouveau politique. Rechignant à parler idéologie. J'ai tout de même tenté de savoir: qui est (et que veut) cet homme, qui représentera les Genevoises et les Genevois dès le mois prochain?
De Kaboul à Genève
Mon hôte est arrivé en Suisse depuis Kaboul, capitale de l'Afghanistan, à l'âge de 19 ans. Issu d'une famille pro-démocratique, avec un père ex-général d'armée, il a dû quitter sa patrie pour des raisons politiques — alors que les Talibans avaient pris le pouvoir. En 1999, il part donc avec sa femme, son frère et l'épouse de son frère. Direction la démocratie.
En arrivant sur les terres de la Confédération, Djawed Sangdel ne parlait pas un mot de français. Il a appris les bases en trois mois (aujourd'hui, il maîtrise sept langues). Ce qui lui a permis d’entamer des hautes études en Sciences de gestion, notamment à l'Université Jean Moulin Lyon 3, avant de revenir en Suisse.
Il se souvient: «C’est toujours difficile de quitter son pays d’origine. Il y a des différences culturelles assez notables, bien sûr. Mais la Suisse nous a offert une chance, et des opportunités. De plus, ayant grandi dans une famille libérale, dans le sens philosophique du terme, l’intégration a été d’autant plus facile ici.» Il n’a plus de proches en Afghanistan — tous ont fui. Sa mère, par exemple, réside actuellement en Turquie.
Il confie que son nom de famille et son accent suscitent systématiquement de la curiosité, en Suisse comme à l'étranger. En général, il sort la carte de la mondialisation: «Lorsqu’on me demande d’où je viens, je réponds que je suis un citoyen du monde (rires)!»
De l'international au local
Le professeur en leadership et en entrepreneuriat — désormais directeur de son institution — en a vu passer, des décideurs du monde. Dans cette université privée, la première à être reconnue en Suisse romande, des hommes et des femmes d'État viennent régulièrement tenir le crachoir. (À noter, en passant, que les frais de scolarité minimum à la SWISS UMEF s'élèvent à 17’900 francs par an.)
Dans le hall of fame de l'instance, on peut lire des noms tels que: Ouided Bouchamaoui, Prix Nobel de la paix en 2015, Ivo Josipovic, ex-président de la Croatie, ou encore Petar Stoyanov, ex-président de la Bulgarie. «Il y a deux semaines, par exemple, nous avons reçu l’ex-Premier ministre de la Roumanie pour une conférence sur le conflit en Ukraine», ajoute Djawed Sangdel.
La politique cantonale suisse est un nouveau domaine pour lui. Mais il s'y sent déjà comme à la maison: «C’est la première fois que je me présente en politique — et j’ai été élu. Mais, en réalité, cela fait treize ans que je suis plongé dans ce monde grâce à mon emploi: je reçois, tous les mois, au moins deux ou trois politiciens internationaux d'envergure, au sein de notre institut universitaire.»
«Le mouvement du pragmatisme»?
On l'aura compris: Djawed Sangdel, enfant d'exil, enfant du monde, porte en lui la mondialisation. Mais que va-t-il apporter à Genève? «Je suis l’un des rares élus au Parlement genevois à être issu du secteur privé. J’espère ainsi amener un regard novateur sur certaines problématiques», répond le futur député, qui devra prêter serment le 28 avril prochain.
L'envie de mettre la main à la pâte pour le compte du canton lui est venue tard: «La politique ne m’a jamais intéressé avant, car je ne me retrouvais pas dans les partis traditionnels. La plupart d’entre eux parlent de grandes idées, mais ne les mettent pas en œuvre dans les faits. Alors que nous, on arrive sans couleurs politiques. Mais avec des projets concrets et des chiffres. Nous sommes le mouvement du pragmatisme.»
Pragmatique, Djawed Sangdel l'est au point de qualifier les «bons» politiciens de «créateurs de valeur» (un terme emprunté à l'économie). Le reste lui important peu: il milite pour mettre les couleurs politiques à la poubelle. «La 'gauche' et la 'droite' sont des appellations datées», affirme-t-il sans détour.
Au politicien d'expliciter: «Au sein de Libertés et Justice sociale, ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les projets. On veut du concret. Et la percée de notre mouvement au Parlement démontre que les Genevoises et Genevois veulent une autre façon de faire de la politique.»
Priorités: formation et logement
Cette façon «innovante» de gouverner, pour Libertés et Justice sociale, c'est une liste exhaustive de «projets qui s’inscrivent dans une perspective de réalisation de 5 ans. (...) Ils sont chiffrables et mesurables.»
Plus précisément, les deux priorités de Djawed Sangdel seront la formation et le logement. Pour la première, l'élu explique: «Nous voulons notamment améliorer et revaloriser le système d’apprentissage. Et, de manière plus ambitieuse, créer la première Haute école numérique de Genève. Car, d’ici à 2030, nous savons que nous manquerons de main d’œuvre dans ce domaine d’avenir.»
Quant au thème de l'immobilier, le nouvel élu s'implique dans un projet qui vise à reconvertir des surfaces commerciales — qui n'ont pas trouvé preneur — en logements. Subventions à l'appui.
Le politicien me fait faire un petit tour des lieux avant de me raccompagner à la sortie. Moulures au plafond, quelques objets anciens (ou qui ont l'air de l'être, du moins). Des portraits de visiteurs émérites trônent de toutes parts du petit château.
Quant à mon hôte: je garderai le souvenir d'un homme aussi aimable et sérieux qu'intellectuellement pudique. Quoi qu'il en soit, c'est clairement l'atout charme «relations internationales» de Pierre Maudet et de son mouvement.