Nico Pereira est «sous le choc», ébranlé par un courrier du Service de la sécurité civile et militaire du canton de Vaud, daté du 19 août. «J’ai été naturalisé en 2016, raconte à Blick le Lausannois de 27 ans. Depuis, je n’ai jamais eu de nouvelles de l’armée, qui ne m’a pas convoqué pour le recrutement. Cinq ans plus tard, on me dit que je suis trop vieux pour accomplir mes obligations militaires et on me demande de payer onze taxes d’exemption, comme si j’avais été jugé inapte au service.»
La lettre, dont Blick a obtenu copie, met en évidence ce délai de cinq ans entre la naturalisation et le recensement militaire du (non-) conscrit. Lues noir sur blanc, ces lignes prêtent presque à sourire: «Vous avez été naturalisé le 26.04.2016. Consécutivement à votre recensement militaire, intervenu le 26.04.2021, vous ne pouvez — compte tenu de votre âge — plus accomplir vos obligations sous forme de service personnel». Les onze taxes d’exemption de l’obligation de servir s’étendront jusqu’à 2027. La facture totale promet d’être salée: d’un montant plancher de 400 francs par an — pour les étudiants comme Nico Pereira — la taxe d’exemption s’élève à 3% du salaire annuel de la personne assujettie.
«J’aurais fait le service civil»
Un montant qui angoisse le jeune diplômé. «Si j’étais riche, peut-être que je me serais tu. J’ai terminé mon CFC d’interactive media designer cet été. Je n’ai pas les moyens de payer dans un délai de 30 jours les trois premières factures de 400 francs que j’ai reçues pour les années 2017, 2019 et 2020. J’ai quelques petits mandats d’indépendants mais je ne pourrais même pas gagner cette somme en quatre mois. Je peux demander un arrangement de paiement, mais tout ça n’est pas correct puisque je n’ai jamais été convoqué.»
Le chemin paraît sans issue. «Injustice», «colère», «peur»: trois sentiments qui habitent Nico Pereira, même trois semaines après avoir reçu la douloureuse missive. «Je suis désemparé, je ne sais pas quoi faire, soupire-t-il sur la terrasse d’un café lausannois. Si j’avais su, je les aurais appelés pour qu’ils me convoquent. Je ne pense pas que j’aurais fait l’armée, mais je me serais lancé dans un service civil. Même ça, je ne peux plus le faire.» Pour effectuer un service civil, il faut être déclaré apte au service militaire lors du recrutement.
Mais le Vaudois aimerait surtout comprendre. «Ce qui m’interpelle, c’est ce délai de cinq ans. C’est long! Je n’ai reçu mon livret de service que le 26 avril avec une première lettre (qui confirmait son «recensement sur le plan militaire», ndlr.). Ces dernières années, j’étais à fond dans mes études, je ne me suis pas inquiété. J’aimerais qu’on m’explique ce qui s’est passé et j’aimerais savoir s’il y a un dysfonctionnement lié aux naturalisations.»
Que dit la loi?
Sur le plan juridique, le cas est plus complexe qu’il n’y paraît. «En règle générale, passé l’âge de 25 ans, un citoyen ne peut plus être convoqué pour effectuer son service militaire, commente l’avocat lausannois David Raedler, qui a défendu d’autres naturalisés pour des questions similaires. Dans le cas présent, cela voudrait dire qu’il n’a pas d’alternative et doit payer ses taxes d’exemption.» Et il est là, le nerf de la guerre.
«Dans un arrêt du 26 janvier 2021, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Suisse pour un motif en partie similaire: l’absence d’alternative au paiement de ses taxes est problématique, selon les juges de Strasbourg. La taxe d’exemption est en effet une taxe de remplacement, donc elle doit par essence remplacer une prestation qui aurait pu être fournie, mais ne l’a pas été.» Celle-ci ne remplace rien si la possibilité de faire l’armée n’existe plus ou n’a jamais existé.
Dans un premier temps toutefois, il sera difficile pour Nico Pereira de s’appuyer sur cette décision. «Dans la loi, il existe une exception, souligne l’homme de loi. Sur demande expresse et en fonction des besoins de l’armée, il est possible d’effectuer une école de recrue après 25 ans et en tout cas jusqu’à 30 ans». En résumé, ce n’est que dans l’hypothèse où cette demande devait lui être refusée qu’il pourrait invoquer l’arrêt de la CEDH.
Passé sous les radars
Deux autres points chiffonnent David Raedler. «Premièrement, l’Etat lui demande de s’acquitter de ses taxes d’exemption de manière rétroactive, ce qui est pour le moins questionnable d’un point de vue juridique. Deuxièmement, un délai de cinq ans entre la naturalisation et le recensement militaire, cela paraît énorme et pourrait constituer une faute de la part de l’Etat.» Mais, là aussi, il pourrait y avoir un hic: «Les autorités pourraient faire valoir qu’il est du devoir de tout citoyen astreint au service militaire de s’annoncer. Un devoir qui est techniquement prévu dans la loi régissant l’armée».
Dans ce dossier aux multiples facettes, où les torts sont sans doute partagés, le fait que trois acteurs étatiques soient concernés renforce encore le flou. L’Etat de Vaud est responsable de convoquer ses citoyens à une journée d’information. L’armée a, elle, la charge du recrutement. C’est enfin l’Administration fédérale des contributions (AFC) qui perçoit les taxes d’exemption. Pourquoi le recensement militaire de Nico Pereira est-il intervenu cinq ans après sa naturalisation? S’agit-il d’un oubli? Qu’aurait-il pu ou dû faire différemment?
L’AFC répond en substance qu’elle applique la loi. L’armée, elle, se dédouane: «L’enregistrement des personnes astreintes au service militaire ou à l’inscription au contrôle militaire est de la compétence exclusive des cantons». La grande muette confirme cependant que Nico Pereira peut adresser une demande de recrutement au Personnel de l’armée via un formulaire en ligne. Celle-ci pourrait être acceptée notamment à condition que «le besoin de l’armée soit avéré».
Un outil informatique en développement
Reste une question: pourquoi n’a-t-il jamais été convoqué? Tout s’éclaircit à la lecture des réponses fournies à Blick par le Service de la sécurité civile et militaire du canton de Vaud. Si le Lausannois est dans cette situation, c’est qu’il est passé au-dessous des radars. A plusieurs reprises, même.
Une première fois parce qu’il n’était pas Suisse lorsqu’il avait 17 ans. S’il l’avait été, il aurait été automatiquement enregistré dans la base de données qui permet à l’Etat de convoquer les astreints à une journée d’information l’année de leurs 18 ans. Par la suite, «la naturalisation de M. Pereira n’est pas ressortie lors des différents contrôles effectués depuis 2016». Le jeune homme porte toutefois sa part de responsabilité: «Le citoyen a l’obligation de s’annoncer spontanément».
L’administration militaire vaudoise nous apprend en outre qu’un «outil informatique est en développement depuis 2019», mais qu’il «n’est pas encore totalement opérationnel». Le logiciel doit permettre de mieux identifier les personnes naturalisées dans les différentes bases de données afin d’automatiser leur inscription dans le système responsable d’établir les listes de recrutement. Avant cela, le Canton restera dépendant «des informations provenant des communes, de l’office de la population et des annonces spontanées des citoyens». Et n’a donc probablement pas fini d’oublier de recruter des jeunes naturalisés.
Deux décisions du Tribunal fédéral sont attendues à propos de la taxe d'exemption de servir et pourraient changer la donne, selon l'avocat lausannois David Raedler. Toutes deux concernent des naturalisés qui ont obtenu le passeport suisse après l'âge de 30 ans. Un âge qui empêche l'armée de les convoquer. Malgré cela, les autorités helvétiques estiment qu'ils doivent tout de même s'acquitter de taxes d'exemption.
Pour comprendre, il faut remonter à 2019. «Jusque-là, l'obligation de payer des taxes d'exemption s'éteignait après l'âge de 30 ans, indépendamment du nombre de factures réglées, explique David Raedler. Mais, cette année-là, la loi a été modifiée. Désormais, cette obligation court jusqu'à 37 ans, mais est limitée à onze paiements.» D'où l'appétit de l'Administration fédérale des contributions, qui guettent les nouveaux citoyens et toute personne ne s’étant pas acquittée des précieuses onze annualités.
Deux décisions du Tribunal fédéral sont attendues à propos de la taxe d'exemption de servir et pourraient changer la donne, selon l'avocat lausannois David Raedler. Toutes deux concernent des naturalisés qui ont obtenu le passeport suisse après l'âge de 30 ans. Un âge qui empêche l'armée de les convoquer. Malgré cela, les autorités helvétiques estiment qu'ils doivent tout de même s'acquitter de taxes d'exemption.
Pour comprendre, il faut remonter à 2019. «Jusque-là, l'obligation de payer des taxes d'exemption s'éteignait après l'âge de 30 ans, indépendamment du nombre de factures réglées, explique David Raedler. Mais, cette année-là, la loi a été modifiée. Désormais, cette obligation court jusqu'à 37 ans, mais est limitée à onze paiements.» D'où l'appétit de l'Administration fédérale des contributions, qui guettent les nouveaux citoyens et toute personne ne s’étant pas acquittée des précieuses onze annualités.